Olga et Oleg Tatarintsev – MOTSLIBRES / FREEWORDS

A la Galerie nomade d’Alexandra de Viveiros

(English text here-below)

Paris – Fevrier 2019

Olga et Oleg Tatarintsev, nés respectivement en Ukraine et en Azerbaijan, résident à Moscou.  Trop peu connus en France, ils jouissent d’une réelle notoriété en Russie ; leur travail est présent dans de nombreuses collections russes ou européennes. Ce travail – qui est celui de deux individualités qui se complètent et se répondent – recourt à la peinture ou au graphisme autant qu’à la céramique ou aux installations. Il interroge d’une manière originale le devenir de la liberté d’esprit dans la condition contemporaine. C’est une œuvre, ce sont des vies, où les dimensions politique, éthique et métaphysique se mêlent de façon inextricable.

Si le cubisme a le premier déconstruit la forme visible pour reconstruire l’objet à partir de catégories formelles de l’esprit, le constructivisme russe a exacerbé ce trait pour rendre visible une narration conceptuelle participant de la reconstruction sociale. L’œuvre d’Olga et Oleg Tatarintsev en est à l’évidence héritière. Leur travail frappe d’emblée par son vocabulaire : forme simple et couleur vive y règnent, à l’exception notable des œuvres que nous allons présenter. Il convient d’y ajouter une troisième composante, le lisse, qui gouverne l’univers lumineux de cette œuvre et qui, en exaltant la surface, connote la séduction, la machine à désirer, voire la prison des désirs sans fin.

L’exposition présente une nouvelle étape de ce travail, de tonalité plus sombre et sans doute plus conceptuelle, portant sur la dialectique de l’enfermement et de la liberté. En prenant appui sur des écrits d’artistes russes ayant connu la captivité soit à l’époque tsariste, comme Dostoievsky, soit à l’époque soviétique comme Mandelstam ou Brodsky, soit à l’époque contemporaine comme le cinéaste Serebrennikov, les artistes mènent une double réflexion sur l’expérience d’une forme de captivité comme condition d’une authentique libération ou émancipation de l’homme, et sur la possibilité d’échapper aux prisons que dressent les concepts, les catégories du langage.  

Pour des artistes nés en Union Soviétique, une longue tradition russe du traitement de l’insoumission par l’emprisonnement, sans que ce tropisme veuille mourir tout-à-fait dans le temps présent, a certainement contribué au choix d’aborder la question de la captivité, cette métaphore assez classique de l’homme pris dans les chausse-trapes du réel mais aspirant à une condition plus haute, par la parole d’écrivains prisonniers. La réclusion – au sens réel ou métaphorique – comme forge de la volonté de liberté est certes un premier niveau de lecture ; au travers de la littérature russe, et bien au-delà, elle est aussi substitut du sacrifice, par lequel l’homme meurt à sa condition actuelle pour renaître délivré de son fardeau.  

Giorgio Agamben insiste sur la distance qui doit séparer le véritable contemporain de son temps afin qu’il conserve sa lucidité. Les Tatarintsev font en ce sens œuvre éminemment contemporaine en sondant la condition captive dans notre siècle à partir du topos éternel de la « geôle », mais l’étendent aux murs que dressent les catégories au moyen desquelles l’esprit tente d’appréhender le monde, et qui s’organisent en mythes explicatifs. On a écrit que l’Histoire est le mythe de l’Occident ; ce mythe est devenu le Code, un des vêtements de la Raison technique. Le lisse, la droite, la franchise des angles et l’exactitude technique des géométries, sont épiphanies visuelles de la Raison ; la succession des lettres l’est à l’évidence du Code.

Les écrits de Dostoievsky, Mandelstam, Shalamov ou Brodsky, mais aussi l’intervention vidéo de Lyudmila Ulitskaya, servent de fil d’Ariane sur le chemin d’une liberté par l’élévation. Les mots choisis par les artistes ne sont pas des commentaires compassionnels sur le sort du prisonnier politique, mais plutôt des signes de cette volonté de tout artiste, ce représentant non mandaté de l’humanité, d’entretenir avec son siècle une tension, un refus de principe qui le désigne précisément comme humain en ceci qu’elle relève de la nécessité d’expérimenter un au-dessus, un au-delà, c’est-à-dire la possibilité d’une éthique. L’art est aussi le lieu où l’éthique se donne à percevoir par les sens : l’artiste regarde le siècle dans les yeux, le toise et s’y confronte. La raison pour laquelle il est justifié de postuler l’innocence des mots de la poésie, leur caractère libérateur, est que la poésie abhorre l’univoque, quand les mots de l’idéologie – c’est-à-dire les mots organisant des catégories – confinent et aliènent par leur fermeture sémantique.

C’est donc par le chemin des mots de la poésie qu’Olga et Oleg Tatarintsev ont entrepris d’explorer ce dialogue entre condition captive et métamorphose intérieure, un chemin d’autant plus ardu que, dans les sociétés qui emploient l’alphabet dit latin, ni la calligraphie ni le geste n’ont grande place. Il y a un divorce entre l’univers de la forme et celui du langage assez propre à notre culture, comme si la dissociation entre matière et esprit y était portée à son comble, et ne parvenait à s’abolir qu’au feu de la terrible exigence formelle du langage poétique. Olga et Oleg Tatarintsev ont ainsi voulu prendre pour matériau les mots eux-mêmes. Or voici que ces artefacts qui structurent la pensée, la conscience, donc la société, deviennent forme pure, visages émancipés de celui de leurs locuteurs ; on serait tenté d’écrire portraits des figures de la liberté intérieure. Portraits de cette part bénie du regardeur, pour paraphraser Bataille.

Dans son De Magia, Giordano Bruno interprète la crise du monde – à laquelle il entendait remédier par son programme de réforme religieuse – comme étant une crise du langage, dont les anciens Egyptiens étaient protégés par leur usage de pictogrammes plutôt que d’un alphabet : intuition déjà que l’image est rétive à l’expression des dogmes, et d’une façon générale de toute pensée susceptible d’enfermer l’esprit, alors que notre écriture s’y prêterait comme naturellement. Illusion sans doute, car face à l’image la réaction est souvent binaire : dans le Facebook World, pouce levé ou pouce baissé. Accueil ou rejet fondés sur la lecture instinctive d’un signifié implicite. On adhère lentement à une doctrine, on communie rapidement autour d’une image visuelle ou verbale telle que le slogan. Or le langage poétique échappe à l’une comme à l’autre logique, son temps n’est pas celui des horloges. En désamorçant toute possibilité de réaction binaire, le poème est en soi image d’élévation, de libération face aux cachots que bâtissent tant la pensée discursive, qui ne peut éviter le piège des catégories, que l’image sur laquelle se projettent des discours préformés.

L’art contemporain n’est pas avare de recours aux mots peints ou sculptés, de Barbara Krueger à Tim Ayres en passant par Darryl Lauster, à chaque fois dans une perspective sémantique radicalement différente. En métamorphosant le texte en forme, ou en image, le travail d’Olga et Oleg Tatarintsev ne suscite pas la même immédiateté de lecture. Au premier regard, on ne sait pas encore qu’il s’agit d’un texte poétique ; arraché par l’image au registre discursif, on s’apprête seulement à entendre. Le mot peint n’exerce pas de séduction visuelle ; ces formes ne sont donc pas des images-piège, mais bien des invitations à la liberté entendue peut-être comme ce reste qui nous sépare encore de l’homme artificiel. Le « poème » renvoie ici à cet instrument du passage dont nous parle René Char : « Une clé sera ma demeure ».

D’un point de vue formel, l’œuvre fait penser davantage au lé d’un fragment de texte qu’à un tableau ; la charge du vécu où les textes ont pris naissance lui confère presque un caractère iconique. Ces « lés » s’organisent en striures horizontales de lettres capitales qui ne laissent apparaitre aucun espace, ni aucun interligne, mais où certains graphèmes sont soit caviardés, soit rehaussés de couleur, soit simplement obscurcis par un fond plus sombre qui les dissimule : ils se donnent à voir non comme un texte mais comme un code ; le poème est ce code, cette clé qui ouvre sur une clarté que l’on pourrait dire humaine.

Avec leurs lettres dissociées derrière un grillage, jeu de scrabble qu’il serait devenu impossible de remettre en ordre, les artistes semblent nous avertir que, si l’outil de l’alphabet demeure, sa mise en œuvre dans une architecture de sens ne va plus de soi. Ces lettres disjointes menacent plus qu’elles n’éclairent. L’anéantissement de l’homme proprement dit à la fin de l’Histoire, son retour à l’état d’animal post-historique tel que prophétisé par Kojève, implique la disparition du langage et donc de toute liberté. Eparpillement des lettres, érosion des langages : pressentiment de ruine ou de recomposition ? Ergastule où agonise toute utopie, cul-de-sac de l’homme post-historique hégelien, ou barricade où veille la poésie qui « vit d’insomnie perpétuelle » ?  Oleg et Olga Tatarintsev se gardent de le préciser.

ENGLISH SUMMARY

FREEWORDS is the first exhibition where the work of Olga and Oleg Tatarintsev is shown in France. The artists, born respectively in Ukraine and Azerbaïdjan and who reside today in Moscow, are already well established on the Russian art scene. Here are two individuals who artfully complement each other and respond to each other, using a wide variety of media including painting, graphics, ceramics and installations. They question in a singular manner the evolution of freedom of thought – and perhaps even of soul – in present times, glancing to our future through this particular lens. Here is a work, here are lives, where the political, ethical, and metaphysical dimensions intertwine inextricably.

If cubism was the first to deconstruct visible form with a view to rebuilding objects on the basis of the formal categories of the mind, Russian constructivism exacerbated this feature so as to give form to a conceptual narrative related to social reconstruction. The work of Olga and Oleg Tatarintsev manifests this inheritance. The exhibition presents a new step, centred on the dialectic of freedom and confinement.

Taking stock of the writings of Russian writers who suffered imprisonment in tsarist times, such as Fiodor Dostoïevski, or during the Soviet regime, such as Ossip Mandelstam or Joseph Brodsky, or more recently such as Kirill Serebrennikov, the film director of The Student and The Summer, the artists are reflecting both on the experience of captivity as the condition of an authentic liberation or emancipation of man, and on the means to escape from the jails built by concepts, by the categories of language.

For artists who were born in the Soviet Union, a long – and partly enduring – Russian tradition of addressing political disobedience by imprisonment probably contributed to the choice of exploring the question of captivity, this classic metaphor of man tied by the trappings of reality but aspiring to a higher condition, through the words of imprisoned writers. Seclusion – actual as well as metaphoric – can be understood as the very forge where the struggle for liberty is cast; throughout Russian literature, and beyond, it is also a substitute for a sacrifice by means of which man dies to its present condition to re-emerge free of his burden.

Giorgio Agamben rightly insists on the distance which should exist between the contemporary individual and the time in which he lives, so that he may preserve his clear-sightedness.  Olga and Oleg Tatarintsev are by such standards eminently contemporary, as they explore present forms of captivity by resorting to the prism of the jail, while extending their enquiry to the walls risen by those categories by means of which the mind apprehends the world, shaping themselves into explanatory myths.

The writings of Dostoïevski, Mandelstam, Soljenitsyne or Brodsky, but also the video of Lyudmila Ulitskaya, are but breadcrumbs on the path of freedom through elevation. The words chosen by the artists are not mere compassionate comments on the fate of political prisoners; they point to the will of any artist, this representative of humanity without a mandate, to maintain a tension with his times, a principled refusal which designates what is human, insofar as humanity relates to the urge to experience a “beyond”, an “above”, ultimately the possibility of an ethic. Art is also the place where ethics becomes perceptible by the senses : the artist boldly looks at his time in the eye, and confronts it, as stated in Mandelstam’s poem Vek.

The reason why it is justified to postulate the innocence of poetry, its liberating power, is that poetry abhors what is univocal, while the words of ideology – the same words which establish categories – enclose and alienate by their semantic rigidity.

It is therefore through the words of poetry that Olga and Oleg Tatarintsev have undertaken to explore this innermost transmutation experienced by the captive, a path all the more difficult to walk that, in cultures which use Latin alphabet, neither calligraphy nor gesture have any role and all is left to abstractions. In his De Magia, Giordano Bruno interpreted the crisis of the world as a crisis of language from which ancient Egyptions were sheltered by the use of pictograms. Indeed, in our culture there is a clear divorce between the universe of form and that of language, as if the disassociation between matter and spirit was at its apex, and could only be abolished through the blazing formal demands of poetry. Olga and Oleg Tatarintsev have thus taken words themselves as their graphic material. And here it is that such tools which structure thought, conscience, and therefore society, become pure form, freed from their speaker’s face. They become portraits of the figure of internal freedom. Portraits of this blessed part of the onlooker, to paraphrase Bataille.

Contemporary art is of course not shy of painted or sculpted words, under many different guises and from many different semantic perspectives. By morphing words into images, however, the pieces of Olga and Oleg Tatarintsev do not trigger the same immediacy of reading. At first sight, one cannot tell if here is poetry, or a mere alignment of letters; one is taken away from textuality by the image.  The painted word is not construed as visual seduction, as a trap ready to capture and enhance our projected desires, but rather as an invitation to a form of freedom perhaps understood as this remnant which separates us from the artificial being. « Poetry » designates this instrument of passage evoked by René Char : « A key will be my dwelling ».

From a formal perspective, the pieces on show are more akin to a strip of text than to a painting; the energetic load of the lives where they took birth bestows upon them a quasi-iconic character. These strips are organized in horizontal bands of capital letters without any interspace, but where some syllables or graphemes are either blacked out, or highlighted by a streak of colour, or simply obscured by a darker background which conceals them : they appear more as a code than as a text; the poem is this code, this key which opens the blinds onto a more luminous landscape which hope might describe as  human.  

With their sparse letters behind a grating, perhaps out of a scrabble which it has become impossible to reshape into proper words, the artists seem to warn us that, although the tool of the alphabet remains, the possibility to use it in an architecture of meaning is not so obvious any more. These disjointed letters threaten more than they enlighten. The annihilation of man as such at the end of History, its coming back to the state of post-historical animal as prophesized by Kojève, would imply the disappearance of language and therefore the possibility of wisdom and freedom; the reverse is just as plausible. Scattering of letters, erosion of language : foreboding of ruins to come or premonition of reestablishment ? Ergastulum where utopia agonizes, dead end of the post-historic Hegelian man, or barricade on which poetry watches, which “lives of unending insomnia” ?  Oleg and Olga Tatarintsev carefully avoid to answer the question.

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