Nazca

Buscando Huellas en el desierto – Fondation Telefonica – Madrid 2019

Une visite à ARCO Madrid est l’occasion de satisfaire des intérêts archéologiques en allant visiter l’excellente exposition Nasca – Buscando huellas en el desierto à la Fundación Telefónica.

La culture Nazca, qui s’est développée entre environ 200 av. J.-C. et 650 ap. J.-C. est bien évidemment connue de par les gigantesques géoglyphes qu’elle a laissés, et que l’aridité du désert péruvien nous a heureusement conservés. Les spéculations sur leur origine extra-terrestre n’ont d’intérêt que pour une histoire de la sottise, qui reste à écrire.

Il ne reste que peu de vestiges architecturaux de cette culture quasi-millénaire, si ce n’est ceux du sanctuaire de Cahuachi dans le voisinage de la Pampa de San José, de rares sites présumés urbains tels que Ventilla, qui est relié à Cahuachi par un immense géoglyphe sans doute utilisé comme route cérémonielle, et quelques traces de hameaux couvrant chacun un ou deux hectares. Point de temples, ni de structure palatiale que l’on pourrait qualifier de centrale, tout au moins apparente à nos yeux. Aucune tombe qui puisse paraître souligner la dignité particulière de tel ou tel personnage, et donc une hiérarchie affirmée. Sans doute était-ce une société organisée en chefferies, et partageant un système métaphysique, un centre et des pratiques cérémoniels, et un vocabulaire formel communs. L’essentiel de ce qui nous est conservé consiste en une céramique assez fine, quelques tissus, un petit nombre d’objets en or.

Sans prétendre résumer l’histoire de cette culture, je voudrais m’arrêter un instant sur quelques aspects particuliers. Le premier, et le plus frappant, consiste naturellement dans les fameux géoglyphes, parfois d’une taille de plusieurs kilomètres. Tracés dans le désert en ôtant la mince couche de pierres oxydées qui le recouvre, ce qui laisse ainsi apparaître un sol plus clair, ils ont des fonctions qui demeurent mal élucidées ; certains géoglyphes longilignes auraient servi de chemin de pèlerinage, ou cérémoniel, en reliant divers autels entre eux, tandis que d’autres pointent diverses constellations à certains moments de l’année.  Par ailleurs, ceux qui reprennent les formes de lézard, de baleine, d’araignée ou de singe que l’on observe dans la céramique doivent avoir une fonction rituelle, peut-être de communication avec les Etres Mythiques.

Les archéologues Nicholas Saunders et Clive Ruggles ont émis l’hypothèse que certains géoglyphes pourraient constituer des « labyrinthes spirituels ». Cette interprétation ne semble pas avoir de fondement solide, car il faudrait pouvoir démontrer l’existence d’une théorie du labyrinthe, soit par le moyen de vestiges ou d’images probants, soit par le mythe, soit par la parenté avec une telle structure mentale en Mésoamérique ; malgré l’attribution fantaisiste ou purement métaphorique du nom de labyrinthe à diverses structures ou tunnels Mayas, rien de tel ne paraît convaincant à ce jour.

A cette exception possible mais improbable, nous sommes face à une sorte de « land art métaphysique » dont l’échelle rend l’aperception d’ensemble presque impossible depuis le sol. C’est sans doute la forme d’art religieux où les « artistes » (on voudrait presque écrire les performeurs) sont les plus éloignés de la possibilité de voir leur œuvre une fois achevée. Les peintres de trompe-l’œil devaient s’en éloigner pour en percevoir l’effet ; la spiral jetty de Robert Smithson était visible du ciel avec les moyens de son époque. Rien de tel pour les Nazca. Il fallait donc que les glyphes soient vus par l’Esprit (ou les esprits) du monde, ou bien qu’il soient expérimentés par l’homme, et existent par l’expérience. Ces deux possibilités sont assez vertigineuses pour l’histoire de la figuration.

Dans le premier cas, il est clair que l’idée ne pouvait être d’attirer le « regard » de l’Esprit sur l’homme, puisque l’Esprit est déjà dans la nature, et la nature participe de l’Esprit. Il y aurait une sorte de naïve redondance, issue d’une sorte de pensée de la signalétique influencée par l’imaginaire du voyage aérien ou spatial. On peut émettre l’hypothèse d’un miroir de l’Esprit, si l’on s’attache à la visibilité de la forme : l’Esprit « voit » sa propre image, c’est-à-dire « sait » que l’homme organise à son intention cette visibilité. Sa présence est ainsi actualisée sur cette portion de terre, un rapport pour ainsi dire permanent est établi entre le lieu et l’Eprit : la Terre devient icône de l’Esprit. Et pour que cette icône à la dimension de l’Esprit qui ne peut être vue par l’homme soit efficace, ou active, elle doit être touchée et donc parcourue. D’où le lien que l’on peut ainsi établir avec l’œuvre qui vient à exister par la seule expérience. Une icône qui ne serait pas montrée, baisée, touchée, contemplée comme et en tant que divinité n’aurait guère de sens ; elle ne serait qu’un tableau, et on ne révère pas un tableau. Moins encore un tableau invisible. La conclusion à laquelle sont parvenus certains archéologues, en mesurant par exemple le tassement du terrain sous l’effet du piétinement, selon laquelle ces glyphes sont des chemins cérémoniels, est intellectuellement la plus satisfaisante. Communier avec, ou se concilier, l’Esprit du monde sous tel ou tel de ses aspects est métaphysiquement plausible, et nous fait penser aux song lines australiennes. On peut faire l’hypothèse que ces parcours s’effectuaient dans un état de transe, et en tout état de cause sous l’égide du chaman.

Un second aspect a trait précisément aux pratiques chamaniques dans lesquelles une plante hallucinogène, le cactus de San Pedro ou Tichocereus pachanoi, joue un rôle éminent, ainsi qu’à l’importance du rituel de décapitation illustré notamment par l’abondance de la figuration de têtes coupées dans la céramique Nazca.

L’Etre Mythique Anthropomorphe (EMA) est la figure centrale de la cosmologie Nazca ; elle est associée à un ensemble d’Etres Mythiques tels que la Baleine Tueuse, L’Oiseau Horrible, le Chat Moucheté, la Créature Serpentine, et à une période plus récente le Singe, fort bien décrits dans les travaux de Donald Proulx relatifs à l’iconographie Nazca.

Il est possible que cet EMA, qui apparaît comme un être fantastique à visage anthropomorphe doté d’un « corps » tantôt humain tantôt animal, portant un masque d’or sur la bouche et une coiffe, tenant une tête-trophée dans une main et un bâton ou une masse dans l’autre, soit un être composite regroupant l’ensemble des forces naturelles ou cosmiques, et les manifestant selon les circonstances sous tel ou tel aspect, comme il est possible que chaque Etre Mythique en soit une sorte d’épiphanie. Voilà un monde sans dieux, mais non pas dépourvu de forces qui le régissent, et auxquelles l’humanité est tout à la fois soumise et redevable, forces avec lesquelles il convient d’entretenir des rapports codifiés. Du point de vue de la forme, cet EMA est une image saisissante de la totalité : reconnaissable à ses principaux attributs, il possède de multiples manifestations, qui sont peut-être aussi de multiples rapports qu’il entretient avec le cosmos.

L’Oiseau Horrible

Une de ces épiphanies, faute d’un mot plus convaincant, est l’Oiseau Horrible, présent lui-même sous plusieurs formes. La plus ancienne est celle d’un condor dévorant divers membres humains ; la plus courante (phases 3, 4 et 5) est celle d’un oiseau anthropomorphe portant une marque en U autour de son œil unique, vu de profil. Il porte l’ornement frontal de l’EMA. Son long bec à bout blanc tient une tête humaine, parfois symbolisée par une tresse de cheveux.  Le corps de l’Oiseau Horrible est couvert par une longue aile sur laquelle figurent également des têtes-trophée. Baleine Tueuse (ou Orque), Oiseau Horrible, omniprésence de la décapitation : voilà un univers dans lequel la mort est partout co-présente à la vie, dont elle est en quelque manière la condition de possibilité.  

Le sang des victimes, que l’on suppose de vaincus lors de fréquents affrontements soit rituels soit avec des groupes voisins, est presque certainement lié à des rites propitiatoires de fertilité : on voit sur certaines céramiques des plantes surgir de têtes coupées.

La culture Nazca est assez isolée, et l’on ignore presque tout d’éventuels échanges, à l’exception des influences considérées certaines par les archéologues de la culture Moche durant les phases tardives de Nazca dites 6 et 7 (entre 400 et 600 après J.-C. environ). Or la culture Moche fait montre elle-même d’une grande violence rituelle, du sacrifice individuel ou collectif au cannibalisme. La figure dite du « Décapiteur » y est centrale, et elle se présente tantôt sous l’aspect d’une araignée, d’un monstre marin, ou d’un être ailé, symboles évidents des royaumes terrestre, marin et aérien. Il semblerait par ailleurs que les combats rituels aient été associés à la pluie, dans la mesure où nombre de squelettes de sacrifiés ont été recouverts de boue lors de leur enterrement, peut-être en remerciement aux divinités pour une pluie effectivement survenue, ou au contraire délibérément mouillés afin de réclamer la pluie.

On se rappelle d’ailleurs que les Jivaro de l’Equateur et du Pérou croient que l’âme perd de sa vitalité au cours du temps, rendant ainsi l’individu plus vulnérable ; il convient donc de la remplacer, ce qui s’obtient en tuant une autre personne. Il convient ensuite de couper et de réduire la tête, puis d’en coudre les lèvres afin que l‘esprit vengeur de cette personne, ou muisak, ne puisse s’en échapper.

Il existe une évidente parenté entre certains éléments des cultures Moche et Nazca d’une part, et la cosmologie de Teotihuacán – dont la période de floraison se situe entre 200 av. J.-C. et 450 après J.-C. – ainsi que celle des Maya, dont la période préclassique s’étend de 1000 av. J.-C. à 250 après J.-C. environ.

Le développement de ces deux grandes civilisations chevauche en grande partie les périodes Nazca 1 à 4, ainsi que la culture Moche que l’on peut situer entre 100 et 700 après J.-C. approximativement. Les 4.000 km qui séparent le Pérou ancien de la Mésoamérique ne sauraient constituer un obstacle rédhibitoire sur une telle échelle de temps.

Dans la vallée de Tehuacan, dans le Mexique central, la tombe d’El Riego datant de la période archaïque (antérieure à 2000 av. J.-C.) nous a livré le corps d’un enfant dont la tête avait été séparée du corps et vidée de son cerveau. Le sacrifice rituel a été pensé dans les cultures Mésoaméricaines comme un moyen d’utiliser l’énergie vitale de l’individu, de rentrer en contact avec l’Esprit du monde, puis, plus tardivement, de remercier les dieux d’avoir créé l’humanité et la nourrir. Partout en Mésoamérique le sang est le don des humains aux esprits, ou aux dieux.

Le jeu de balle Mésoaméricain, qui recourt à une balle en caoutchouc, est considéré – au moins jusqu’à la période classique – comme le lieu où s’actualise le drame du sacrifice et du renouveau. Le plus ancien terrain que l’on connaisse à Paso de la Amada, dans l’Isthme de Tehuantepéc, date sans doute de la phase Locona entre 1650 et 1500 av. J.-C.. Le caoutchouc coule des veines de l’arbre comme le sang de celles de l’homme ; ce sont les liquides vitaux qui parcourent et régénèrent le cosmos. Les significations s’éclairent avec l’avènement de la culture Olmèque vers 1500 av. J.-C. ; on y connait l’importance du thème de la transformation, et notamment du pouvoir obtenu en « transformant » un individu en son autre super-naturel, sorte de « co-essence » appelée nagual ou uay en Maya. Ce nagual peut se mouvoir entre les mondes d’ici-bas et de l’esprit. Les terrains de jeu d’El Tajin à la période classique tardive, semblent conçus architecturalement comme lieux de passage entre les deux mondes.

Stele 21 d’Izapa

Les stèles sculptées de Kaminaljuyú, dans le Guatemala actuel, et datant de la période Arenal entre 300 av. J.-C. et 100 ap. J.-C. ont sans doute eu une influence importante sur le formation du style de l’art Maya des basses terres ; elles portent la trace des pratiques de sacrifice, de décapitation et d’autosacrifice qui seront plus tard des traits de la royauté Maya. La stèle 21 d’Izapa, à proximité de Paso de la Amada mais datant d’une période Arenal ou un peu postérieure, montre un guerrier tenant dans sa main droite la tête du personnage – peut-être le dieu du maïs – qu’il a décapité avec l’arme qu’il tient dans sa main gauche.

Ces quelques allusions suffisent à montrer l’ancienneté de la pratique sacrificielle en Mésoamérique, et son association au moins occasionnelle avec la décapitation et l’offrande de sang. Chez les Nahuas, le même mot – quechcotona – est utilisé pour décrire la décapitation et la cueillette de l’épi. Comme le dit Caterina Magni dans son ouvrage sur les Olmèques, les cultures Mésoaméricaines se caractérisent par une conscience aiguë de la précarité du monde, et les conditions climatiques parfois limite pour la culture dans certaines zones telles que Teotihuacán, et bien entendu le désert péruvien, ont dû contribuer à ce sentiment. L’homme s’efforce de maintenir un équilibre entre la nature et le cosmos, comme au sein de la société, et la libération des énergies vitales que met en œuvre le sacrifice permet de « nourrir » le cosmos, d’entretenir un flux dont circulation permet seule de conserver la vie terrestre.

La thématique de la régénération de la vie par la mort ou le sacrifice est aussi ancienne que le néolithique ; la prégnance de la pratique de la décapitation rituelle est cependant moins générale. Elle nous invite à nous demander si nous n’avons pas substitué cette représentation par une autre, tout aussi violente mais culturellement plus acceptable, qui est celle des innombrables massacres et exécutions omniprésents sur nos écrans, y compris dans les dessins animés et les jeux vidéo dont c’est la principale thématique, mais dont la virtualité ou le caractère mimétique excuse l’horreur peinte ou simulée. Il est probable que ces représentations ont pour objectif inconscient de dévier la violence vers des personnages de fiction, et d’en libérer en partie la société, et non pas de la régénérer comme c’est le cas dans les cultures préhispaniques. Il n’en reste pas moins que le lien entre vulnérabilité et sacrifice est particulièrement fort. On fera l’hypothèse que la monstration généralisée de la violence dans de nombreuses formes de « divertissement » contemporaines, et notamment celles passant par le visuel, ont une dimension sacrificielle. Image contemporaine et sacrifice, voilà un thème qui méritera peut-être un approfondissement.

Sans vouloir en tirer quelque conclusion que ce soit, on notera que parmi les vingt pays au monde dont le taux d’homicide est le plus élevé, six sont d’Amérique Centrale ou du Sud, et neuf des Caraïbes ; onze pays d’Amérique Centrale ou du Sud ont un taux d’homicides supérieur à 10/100.000 habitants (source : United Nations Office on Drugs and Crime). L’Amérique Latine, avec environ 9% de la population mondiale, concentre près de 40% des homicides. Sur la durée, et à l’exception notable de l’Afrique du Sud, du Lesotho, de l’infortuné Congo, et dans une moindre mesure de la Russie pour d’évidentes raisons historiques, les pays des Caraïbes, d’Amérique Centrale, et du nord de l’Amérique du Sud pâtissent presque tous de taux extrêmement élevés d’homicides volontaires. Il y a certes quantité d’explications politiques, sociologiques et historiques à ce phénomène, qu’il ne s’agit pas de lier au déterminisme d’un lointain passé. Cette « cartographie » est cependant l’occasion de s’interroger sur l’héritage de millénaires de violences rituelles et d’un rapport particulier à la mort. Simple a-parte dépourvu de tout caractère scientifique, cela va sans dire…

Taux d’homicides pour 100.000 habitants dans le monde (2000 – 2008). Source : UNODC

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