Art and Science

L’art artificiel, ou l’art mis à nu par ses algorithmes, même

Parmi les interrogations majeures de l’époque se trouvent celles ayant trait au rôle et à la nature de l’intelligence artificielle (IA), à la place qu’elle prendra dans nos sociétés, aux modes de cohabitation que nous entretiendrons avec elle, ainsi qu’aux changements anthropologiques que l’on est en droit d’attendre de toutes les formes de « réalité augmentée » qu’elle autorise.

L’IA fait l’objet d’innombrables débats sur son potentiel de « remplacement » de l’homme ; il est clair qu’elle le remplacera dans de nombreuses tâches, et l’aidera dans d’autres. Il est non moins clair que sa capacité inévitablement supérieure à celle de l’homme en matière d’analyse, de calcul, de prévision quantitative et d’accumulation des savoirs, conduira l’homme à se reposer sur elle pour un nombre croissant de décisions, et que la gestion de certaines fonction sociales, voire l’orientation de l’individu au sein du labyrinthe de la complexité, ne pourront plus s’effectuer sans son aide, rendant ainsi l’humain dépendant des chaînes algorithmiques sauf à tolérer l’impuissance et l’isolement.

Or, il y a deux domaines qui ressortissent à la nature même de l’être et sont remis en jeu par l’IA. Le premier est bien évidemment l’éthique, puisque toute décision humaine a, ou est susceptible d’avoir, une dimension éthique, et le second est la personne, le moi, puisque mon identité est tissée presque tout entière par les relations que j’entretiens avec le monde, relations dont la liberté, ou l’authenticité, supposent qu’elles ne soient pas entièrement ou principalement le fruit ou le jouet d’un conditionnement extérieur. Ces deux domaines forment ensemble le cœur de ce qu’il est convenu d’appeler l’art, si l’on veut bien accepter que celui-ci n’est pas simple distraction ou sollicitation des faveurs du marché à des fins de rémunération matérielle ou symbolique, mais au contraire la manière que l’humain a de se poser la question de l’être, et de réduire l’angoisse qui s’attache à cette question.

Si l’on relit la fameuse phrase de Heidegger, « Das Fragen ist die Frömmigkeit des Denkens », habituellement traduite par « questionner est la piété de la pensée », à la lumière de cette intuition fondamentale de Saint Augustin, « Mihi magna quaestio factus sum », on s’aperçoit que c’est l’être lui-même qui se déploie dans ce que l’on pourrait appeler l’effloraison du questionnement, et dans ce même mouvement se dévoile à elle-même et s’unit à la réponse qui l’attend. Force qui ne peut s’empêcher de tendre vers cette ouverture à une lumière. L’art est précisément cette effloraison, si on veut bien le considérer dans sa plus vaste acception, en y incluant les créations du parfumeur, le tour de main du pâtissier autant que la Vierge au Rocher de Léonard. En acceptant d’accueillir cette force, la personne accomplit sa nature.

Il n’est en rien indispensable que tous soient artistes, pas plus que la conquête de la Lune ne nécessite que tous soient astronautes ou physiciens ; il suffit que la conscience de cette voie demeure, il suffit que certains questionnent.

Or l’IA trouble ces deux moments du déploiement de l’être en leur imposant ce que René Guénon a appelé le règne de la quantité. Il écrivait en 1945, et ne pouvait sans doute prophétiser l’étendue actuelle de ce règne ; nous voyons plus clairement de nos jours ses conquêtes à venir. Sans vouloir aucunement reprendre ici les thèses de Guénon, il suffit de s’interroger sur le devenir de l’éthique dans les choix gouvernés par l’algorithme : la seule éthique quantifiable est l’éthique utilitariste. On renverra à l’expérience de pensée du trolley, formulée par Judith Jarvis Thomson dans un article célèbre. Quant au moi, c’est-à-dire le siège de ce que l’on a coutume d’appeler l’inspiration, ce lieu où « l’artiste vit, en tant que personne, dans sa singularité radicale, une expérience particulière, habité par un projet qui n’appartient qu’à lui », pour reprendre la belle description de Philippe Sers, le voilà menacé par l’idéologie du code dont l’algorithme est l’avatar inéluctable. Certes, la dissolution du moi dans une perspective transhumaniste est évidente ; mais elle s’amorce dans un environnement moins extrême où, les rapports entre le moi et le monde étant gouvernés dans une certaine mesure par le code, c’est-à-dire dans un monde où les décisions sont largement infiltrées et informées par le code, la nature même de mon expérience en est altérée en tant qu’expérience proprement humaine qui rende digne ou nécessaire le questionnement augustinien. L’artiste vit dans sa singularité radicale une expérience particulière ; et si l’une n’était plus si radicale, ni l’autre si particulière ?

Il est donc intéressant, presque à titre d’expérience de laboratoire, d’explorer les capacités expressives de l’IA pour ainsi dire « incarnée » dans un dispositif doté des moyens de peindre, dessiner ou sculpter. Il ne s’agit pas de reproduire une expérience banale et déjà tentée qui consisterait à accumuler la mémoire d’œuvres existantes pour donner une « culture » à la machine, qui se contenterait ensuite d’en faire une synthèse aléatoire. Il s’agit davantage d’insuffler une « personnalité » à la machine sous la forme d’une biographie détaillée, et donc d’une existence « vécue » et d’une mémoire visuelle et auditive, ainsi que d’humeurs ou de comportements stéréotypés et autres facteurs objectifs, puis de trouver un moyen de transformer en expérience plastique cet univers « intérieur ».  En faisant varier les « humeurs » ou des éléments biographiques, on observerait ou non des changements de comportement  « artistique ». Que pourrait-on en déduire sur les notions de créativité, d’inspiration, ou de personne ?

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