Gely Korzhev, retour à Venise , Ca’ Foscari, Venise, 10 mai – 3 novembre 2019
L’université Ca’Foscari accueille à l’occasion de la Biennale de Venise une exposition du peintre russe Gely Korzhev (1925 – 2012) dont le moins que l’on puisse dire est qu’il est peu connu en Europe, et d’autant moins connu qu’on l’associe avec plus ou moins de justesse au Réalisme Socialiste de la meilleure époque.
Gely Korzhev a étudié à l’Institut National d’Art de Moscou, sous la direction de Vasily Pochitalov de 1939 à 1944, puis sous celle de ce très intéressant personnage que fut Sergey Gerasimov.
Une rétrospective majeure de son œuvre eut lieu à la galerie Tretyakov en mars 2016, la seconde à concerner un représentant de ce que l’on appelle en Russie le « Style Sévère », né vers 1960, et dont les membres, outre Korzhev, furent Tahir Salahov, Nikolai Andronov, Viktor Popkov, Pavel Nikonov, Pyotr Ossovski et Victor Ivanov.
Son maître Sergey Gerasimov, qui participa comme d’ailleurs Vasily Pochilatov à la passionnante aventure du Vkhutemas dans les années 1920 – 1930, et contribua au soutien artistique du régime communiste, passait pour un esprit libéral ; il connut à ce titre une disgrâce pendant les années de guerre, et dut quitter son poste de directeur de l’Union des Artistes Russes pour n’y être réinstitué qu’après la mort de Staline. On peut donc conjecturer à la fois un attachement de Gely Korzhev aux idéaux du régime, qui ne fut jamais démenti, et une ouverture à d’autres dimensions dont son œuvre rend amplement témoignage.
Les artistes du Style Sévère – d’après le nom que leur donna en 1969 le critique d’art Alexander Kamenski – prirent lors du « dégel » krouchtchévien un chemin qui était sans doute celui d’un excès de réalisme, du point de vue du régime, dans la mesure où ils s’employèrent à dépeindre la souffrance et la détresse de ce pays terriblement meurtri par les années de répression, de guerre, et de famine. Ils abandonnèrent le style à la fois plus classique et plus irénique d’un Alexander Laktionov, dont la fameuse Lettre du front datée de 1947, qui lui valut le Prix Staline, est le parfait exemple : l’image d’un pays où même les nouvelles parvenues de l’enfer sont accueillies avec la quiétude et l’equanimité de qui se sent au seuil du paradis enfin retrouvé.
Cette direction nouvelle fut donc celle d’un regard jeté sur la réalité du pays et non sur la réalité attendue de sa doctrine officielle, mais un regard s’exprimant dans la grande tradition du dessin et de la grande peinture héroïque. On a pu considérer que Gely Korzhev avait été influencé par le cinéma néo-réaliste italien autant que par des artistes comme Petrov-Vodkin, plus symboliste sans doute mais dont l’Autoportrait de 1918 ou la Mort d’un commissaire de 1928 ont des résonances dans l’œuvre de Korzhev.
Celui-ci semble avoir toujours refusé qu’une grande rétrospective de son œuvre soit réalisée en Russie, sans que la raison en soit très claire ; il avait cependant participé à la 31ème Biennale de Venise en 1962, auprès d’artistes aussi mineurs que Marc Chagall, Henri Matisse, Marino Marini, Henry Moore, ou Emil Nolde, pour n’en citer qu’un petit nombre. Et voici donc, grâce à la Tretyakov, qu’une nouvelle fois Venise reçoit ce grand maître de peinture, d’où le titre de l’exposition : « Gely Korzhev, retour à Venise ».
En 1962, la commissaire du Pavillon russe, Larisa Salmina, avait insisté sur l’humanisme de l’art Soviétique, et sa capacité à demeurer au contact de la vie réelle du peuple russe. On peut y voir une rupture assez nette avec l’utilisation délibérée de l’art comme instrument de préfiguration, et presque de co-construction voire de convocation de l’utopie en marche qui caractérisait la phase stalinienne du régime. Ce jugement de la commissaire était on ne peut plus pertinent : cette dimension humaniste a certainement imprégné les années 60 et 70, jusqu’à l’avènement d’un désenchantement tournant au cynisme dans les dernières années de l’Union.
Il faut admettre que ce peintre – car Gely Korzhev est éminemment, et de manière virtuose, un peintre – n’a pas véritablement sacrifié aux rituels du Réalisme soviétique avec son cortège de portrait de dignitaires, d’écoliers marchant en joyeux défilés, de paysannes s’épongeant le front tout en souriant au bonheur de construire la patrie du socialisme. Il adhérait fortement, sincèrement aux valeurs du socialisme, sans doute aussi dans ce qu’elles ont de sources chrétiennes comme le démontrera une partie de son œuvre, et il demeura un ardent patriote de l’Union Soviétique en tant que patrie du socialisme, comme le montrera sa justification du refus d’un prix que souhaita lui décerner le gouvernement russe après la chute du régime.
Comme l’écrit avec infiniment de justesse Alexander Borovsky, le chef du département d’art contemporain du Musée Russe à Saint Pétersbourg, « il représente la Russie totale, avec ses victoires et, plus encore, avec ses peines, ses défaites, et ses douleurs. Il représente un phénomène unique – un peintre de la souffrance russe ».
La chute de l’Union Soviétique fut pour Korzhev l’amer dénouement d’un échec historique, une forme de défaite de l’utopie face aux forces obscures. Il dit ainsi en 2001 « Les cercles qui fleurissent actuellement et sont au pouvoir ne m’intéressent pas. En tant qu’artiste, je ne vois aucun intérêt à étudier cette partie de la société. Cependant les gens qui ne rentrent pas dans ce moule sont intéressants. Les « hommes superflus », les marginaux, sont aujourd’hui nombreux. Rejetés, éjectés de la vie normale, non désirés dans le climat actuel… Je suis intéressé par leur destin, leur combat intérieur. En ce qui me concerne, ils sont pour l’artiste les véritables, les dignes héros». Cette citation situe assez bien les préoccupations de l’artiste, que l’on ne qualifiera pas d’humanistes pour éviter de galvauder davantage un mot épuisé par tant d’outrages subis, mais simplement de compassionnelles et d’humaines, dans le sens où Térence pouvait écrire « je suis un homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger ».
Sans faire un exposé détaillé des œuvres présentées à la Ca’Foscari, et qui sont une quarantaine, on s’attardera sur quatre moments. Le premier est celui, inévitable, où Korzhev peint son fameux triptyque des Communistes, entre 1957 et 1960. C’est l’une des œuvres fondatrices, emblématiques du « style sévère », et il n’est pas exagéré de dire qu’elle renouvelle la peinture d’histoire telle que pratiquée en Russie jusqu’alors. Le triptyque est composé d’un tableau central intitulé En levant le drapeau, qui figure un homme un genou en terre qui reprend le drapeau rouge des mains de son camarade tué ; le tableau de droite, intitulé L’Internationale, montre un soldat jouant l’hymne au tuba ; enfin le tableau de gauche, le plus énigmatique, intitulé Homère (L’atelier), figure un sculpteur qui exécute la copie en argile d’un buste de Homère. Ces trois œuvres, peintes à environ un an d’écart l’une de l’autre, semblent à première vue sans rapport entre elles.
Les Communistes. Musee d’art russe, Saint Petersbourg.
En levant le drapeau évoque la période de la guerre civile, et l’héroïsme des combattants du peuple qui, déterminés, poursuivent coûte que coûte le combat. Le moyen fait penser au Bara de David : un corps étendu sur les pavés, la tête sur un rail de tramway, le drapeau rouge barrant la voie comme un no pasaran ! L’héroïsme est rendu par cette double solitude, celle du mort et celle de sa relève : point d’horizon, les pavés formant une manière de mur barrant la retraite derrière le combattant.
L’Internationale est certainement le moins réussi, le plus convenu de ces tableaux : l’hymne protège métaphoriquement le combattant situé immédiatement derrière le musicien, et qui tient un drapeau. Des souliers signalent un homme tué, gisant face contre terre ; le musicien, bien droit sur ses jambes légèrement écartées, ne reculera pas.
Homère nous présente un cas plus difficile. Le sculpteur est un soldat, ou un milicien : son béret à étoile rouge est posé sur la table. Le buste original, d’après lequel est exécutée la copie, est probablement en plâtre ; le poète aveugle a les yeux grands ouverts, dirigés vers le haut, comme s’il lisait la Μοïρα que tissent les Parques. Quant à la copie, elle n’en est pas vraiment une : on n’en voit pas la face, et la tête, contrairement à l’original, semble présenter un profil par rapport au socle. Tant la copie que le sculpteur semblent à première vue tournés vers l’Homère original, comme s’ils attendaient que leur fût communiqué leur destin ; mais en réalité le sculpteur est lui-même aveugle. Ses yeux grands ouverts ne regardent rien de précis : il est un Homère du temps présent, et met sans doute en forme le grand récit que ses semblables ont écrit avec leur geste héroïque. L’Iliade est un poème de héros solitaires s’épaulant l’un l’autre. Ajax, Nestor, Patrocle, sont des géants qui combattent côte à côte, comme la relève du drapeau rouge et son camarade mort. On sait que l’aveugle est en réalité le voyant, celui qui sans voir le monde connaît néanmoins l’âme et donc le destin du monde. La lutte du soldat n’est pas vaine : le monde pour l’avènement duquel combat ce humble héros adviendra. Mais il adviendra si l’âme en est digne : Korzhev n’est pas un contempteur de l’âme, il en est un scrutateur.
Si la guerre – ou plutôt les blessures de la guerre – est un thème majeur de cette œuvre, il se manifeste dans et par la chair des personnes. De même, la dimension sociale se mêle presque toujours à la dimension personnelle ; elle est toujours lue au travers de vies concrètes, et non de mouvements ou de groupes anonymes. L’Artiste, qui date de 1961 en est un exemple; il est inspiré d’une observation de Korzhev lors d’un voyage à Londres. L’artiste est ici un jeune homme qui exécute un dessin à la craie sur le trottoir, en espérant que les passants mettront une pièce dans son béret ; la jeune femme assise auprès de lui regarde dans le vide, lasse, peut être indifférente, tandis qu’il dessine un nu, qu’on imagine avoir son visage. On devine des passants alentour, indifférents eux aussi au sort de l’artiste. Cet admirable tableau, centré sur le visage de l’artiste en quelque sorte cerné par l’indifférence des gens, de sa compagne, du monde, est parfaitement équilibré. Il est un portrait de l’engagement solitaire, de l’héroïsme du chercheur de vérité. Il est aussi, par contraste, un portrait à charge de la société occidentale qui abandonne à la solitude, presque à la déchéance, qui ne parvient pas à monnayer son travail.
L’artiste, Galerie Tretyakov, Moscou
Un second moment, vers la fin des années 1970, me semble marqué par cet étonnant tableau qu’est Yegorka volant, moins l’image d’un Icare se mesurant aux dieux que, déjà, des rêves brisés d’une génération, celle de l’artiste. Les Mutants sont un tableau quasi prophétique, à la Bosch. Datant de 1973, il semble traduire la trahison de l’idéal par les hommes qui en avaient la charge, devenus monstres. La Conversation, qui date du début des années 1980, en est comme le prolongement. Lénine s’entretient en silence avec Homère ; un Homère qui fait écho à celui de 1958-1960. L’un et l’autre semblent ne pas comprendre ce qui est advenu, cette trahison de l’utopie par le destin. C’est l’époque de l’indignation, autant que celle des grandes récompenses du régime : ordre de Lénine en 1985, médaille d’or M.B. Grekov en 1986, prix d’Etat de l’URSS en 1987… Les régimes finissants décorent ceux qui annoncent leur mort.
Egorka: Galerie Tretyakov, Moscou. La conversation: Musee d’Art Russe, Saint Petersbourg. Les Mutants: Institut d’Art Realiste, Moscou.
Une troisième période est sans doute celle du désenchantement et de la résignation. Les Triomphateurs (1993 – 1996) reprennent les Mutants en version oligarques, cependant que Lève-toi, Ivan, de 1997, met en scène un ouvrier couché sur le dos, abruti par la vodka et les cigarettes qui occupent la modeste table, sans ressort, vaincu. L’Adam et Eve avinés de 1998 ne disent pas autre chose. Mais ces années 1990, ces terribles années de la transition sans lesquelles on ne saisit rien de la Russie d’aujourd’hui, sont aussi celles de l’admirable série des Don Quichotte, présentée uniquement par l’intermédiaire d’une projection. Peut-être y voit-on là le Don Quichotte le plus vrai, le plus émouvant de l’histoire de la peinture.
Ivan, leve-toi Institute of Russian Realist Art, Moscou. Les Triomphateurs et Adam Andreevic et Eva Petrovna: Galerie Tretyakov, Moscou.
Enfin, chevauchant dans le temps cette période, mais ouvrant sur une forme de dépassement et pour ainsi dire de rédemption, Korzhev peint jusque vers la fin de sa vie son vaste Cycle Biblique, intitulé par l’artiste « La Bible vue par les yeux d’un réaliste socialiste » et qui n’a pas été exposé à la Ca’Foscari. Le traitement vériste des récits bibliques, allié à une composition faisant le choix de ce que le cinéma pourrait nommer des plans serrés, ainsi que l’approche parfois insolite des épisodes classiques du récit biblique, confèrent une très grande puissance évocatrice à la narration visuelle et renouvellent l’iconographie. La clôture du cycle utopique par l’histoire du Salut peut sembler déroutante. L’un est en réalité l’envers de l’autre, si l’on abandonne une perspective strictement politique ou historiciste. Quelle sont les conditions humaines, morales, spirituelles qui permettent à l’utopie de s’incarner dans la durée ? Telle est sans doute l’interrogation ultime que traduit l’œuvre de Korzhev.
On ne sera pas surpris d’apprendre que l’artiste préféré de Korzhov était Rembrandt, qui s’intéressait tant à la dimension intérieure de l’homme, qui sembla n’aborder le monde que par les personnes plutôt que les événements, et pour qui les écritures saintes dont il peignit tant d’épisodes ou de personnages étaient comme des reflets ou des commentaires de sa propre vie.