Francis Bacon, souffrance et apaisement

Paris, Centre Pompidou, 2019

Francis Bacon (1909 – 1992) est incontestablement un géant de la peinture du 20ème siècle. L’exposition qui lui est actuellement consacrée par le Centre Pompidou ne fait que le confirmer.  Une grande exposition s’était tenue au Grand Palais en 1971, suivie en 1996 d’une importante rétrospective au Centre Pompidou. Etait-il pertinent de se concentrer sur les vingt dernières années de la vie artistique de Bacon, c’est-à-dire celles qui suivent l’exposition de 1971 dont l’ouverture fut quasi concomitante du suicide à Paris de son amant dépressif, George Dyer, l’un de ses modèles favoris ? On en peut douter sur le plan esthétique, car il y a quelque exagération à discerner une véritable césure dans l’art de Bacon en, ou autour de, cette année 1971, bien que les formes se clarifient, que l’espace se désencombre, et que les couleurs deviennent plus franches avec le temps. Mais sans doute césure pertinente du point de vue de l’esprit de l’œuvre, esprit marqué sans doute du sceau d’un sentiment de culpabilité, et d’une quête de vérité – ou d’apaisement par le dévoilement d’une vérité des êtres et des choses, et sans doute d’abord de lui-même – dont l’acte de peindre lui donnait le moyen. On pense à ce corps scindé de l’Etude d’après le corps humain (1981), qu’une longue flèche rouge semble désigner de son doigt accusateur.

L’œuvre de Bacon se reconnaît instantanément à quelques caractéristiques formelles qui sont de grands aplats de couleur sur lesquels se détache un petit nombre de figures usant d’arrondis, souvent enchâssées – à l’exception des portraits – dans les arêtes d’une sorte de parallélépipède, ou comme projetées sur des surfaces planes qui peuvent paraître des toiles sur leur châssis, des embrasures de porte, des miroirs. Quelque chose certainement qui n’avait jamais été vu avant lui.

Bacon a fasciné par la radicalité des rejets qu’il exprimait, bien qu’ils n’en fussent parfois qu’à moitié, par sa façon de convoquer le hasard dans l’exécution de ses tableaux, par la violence non assumée de ses images, par cette tentative de combiner l’apollinien et le dionysiaque en une même image. Ses lectures suffisent à dire la quête d’intensité où il se trouve, entre Eschyle et Nietzsche, Bataille et Sade, Eliot et Conrad. Travaillant seul, vivant quelque peu reclus, ne négligeant pas l’alcool, cette tempête intérieure se déchaîne tout entière sur la surface plane de la toile. On ne peut manquer d’avoir l’impression d’un marin recherchant les écueils non pour y fracasser son esquif, mais pour trouver dans cette épreuve un passage vers autre chose, qu’il choisit d’appeler le réel mais qui en est la face cachée.

Au cours de ses divers entretiens, notamment ceux tout-à-fait fondamentaux avec David Sylvester (Francis Bacon, Entretiens, David Sylvester, Présentation et traduction de Michel Leiris, Flammarion, 2019), Bacon exprime sa volonté d’atteindre le cœur des faits, de les dégager de leurs voiles et de leurs apparences, ce qui traduit au fond une quête de vérité : « J’ai toujours espéré exprimer les choses aussi directement et crûment qu’il m’était possible », ou encore : « Il s’agit vraiment pour moi d’être capable de dresser un piège au moyen duquel on pourra saisir le fait à son point le plus vivant ». Il insiste : « une forme illustrative vous dit immédiatement en passant par l’intelligence ce que la forme signifie, alors que la forme non illustrative agit d’abord sur la sensibilité et ensuite vous ramène lentement, goutte à goutte, au fait ». Cette quête menant au-delà des apparences pourrait constituer une forme de paradoxe chez un agnostique tel que Bacon, puisqu’elle postule que l’imaginaire est un chemin de vérité, ou vers plus de vérité, une posture quasi-chamanique. Il ne s’agit pas en effet de confondre vérité et réalisme ; Bacon le dit clairement dans ses entretiens avec Michel Archimbaud, en parlant de Warhol : « son problème, au fond, c’est qu’il faisait du réalisme, du simple réalisme… ». 

Mais qu’entendait Francis Bacon par ces mots, « réel », « vérité » ? Curieusement, le vrai prend chez lui des accents de mystère, il semble fuyant, presque hors de portée, sorte d’esprit qui ne pourra être apprivoisé, ou piégé, que par la ruse de l’artiste, et au gré d’un hasard favorable : « la peinture ne saisira le mystère de la réalité que si le peintre ne sait pas comment s’y prendre … en ce qui me concerne, je sais ce que je veux faire mais ne sais pas comment y parvenir. Et c’est à cela, je l’espère, que les accidents ou le hasard…parviendront pour moi ». Ce rôle du hasard est fondamental pour comprendre la méthode et l’état d’esprit de l’artiste ; mais un hasard « aidé » par le jet de peinture sur la toile, ou le travail du chiffon, qui ouvriront soudain des possibilités nouvelles, des chemins vers une métamorphose de l’image vers davantage de réalité. Ce que Bacon qualifie de lutte entre accident et critique, accident et jugement.

Or la vérité tout entière détachée de la transcendance, ou de l’Esprit, se heurte rapidement au néant, c’est-à-dire à la question de la mort, mais d’une mort qui abolit simplement la vie et la rend pour ainsi dire vaine.  Cette conscience explique sans doute l’intensité des dénégations mainte fois répétées par l’artiste confronté aux questions de l’Esprit : « je n’aime pas, vous le savez, ce qui touche de trop près à la religion ! » ; mais aussi son insistance à déclarer son désespoir joyeux, c’est-à-dire l’irrémédiable brisure qui était en lui, qui affleurait à sa conscience, et sous-tend très certainement le tragique de cette œuvre. 

Bacon se tient ainsi dans l’espace qui sépare le réel du vrai, mais d’un vrai dépourvu de toute nuance d’absolu. Espace étroit, improbable, inconfortable, entre le mur du néant et le drame d’une vérité sans horizon où la consolation se situerait dans l’atteinte d’une perfection : « je suis obsédé par l’idée de faire l’image unique et parfaite », avoue Bacon à David Sylvester. Mais cette perfection dont parle l’artiste n’est aucunement de nature technique. On pourrait dire qu’elle est presque de nature musicale, qu’elle consiste à trouver l’accord parfait, mais un accord qui ne serait parfait qu’à ses propres yeux.

L’Hommage à Francis Bacon, tenté par Tim Walker avec une série de photos datées de 2017 (Allison England as Henrietta Morales, ou Oliver Bailey in cricket pads) rassemble certains des éléments paradigmatiques de la manière de Bacon (torsion des corps, fond uni aux teintes mauves ou orangées…) ainsi que de ses thématiques (sexe, figures isolées, présence de la viande…). Mais ces photos peinent à se détacher d’une forme de littéralité de l’érotisme ; elles sont en outre imprégnées d’une sorte de vague ennui fort éloigné de cette violence des instincts devinée dans les toiles de Bacon. La photographie, qui a tant intéressé l’artiste, n’a pas été délaissée sans raison dans son œuvre : elle ne semble pas ouvrir l’espace nécessaire à ce qu’il nommait l’accident.  

Un second trait sur lequel ne cesse d’insister Bacon est en effet celui du hasard, de l’ « accident », qui surgit au cours du travail de l’artiste, dans et par la peinture elle-même, et le conduit à entrevoir une sorte de vérité qui serait autrement demeurée celée, ou latente. « Je veux une image très ordonnée, mais je veux qu’elle se produise par chance », dit-il. La touche, l’aplat, la matière à peine formés sur la toile par la main de l’artiste lui révèlent soudain un nouveau possible, entrouvrent une porte jusque-là ignorée. La vérité de l’être ou de la chose surgit de la peinture en acte, telle une épiphanie du réel qui semble se substituer, dans le vécu de l’artiste, à la possibilité d’une grâce, d’une illumination, d’une Révélation. L’artiste voit ce que nul autre ne saurait voir, de même que le chamane pénètre là où nul autre ne saurait pénétrer, mais il le voit par accident plus que par dessein. Comme chez la plupart des agnostiques, le hasard remplace le destin, la Muse, les dieux…

La troisième constante du discours baconien est le refus obstiné de la narration, on dirait presque une crainte de la narration, qui pourrait venir supplanter le donné de la peinture. Bacon a cette étrange phrase : « dès qu’une histoire s’élabore, l’ennui s’installe, l’histoire parle plus haut que la peinture ». Si le propos émanait d’un homme ignorant des lettres, ou insensible aux charmes de la narration, on mettrait le propos sur le compte d’une certaine rusticité. Il n’en va évidemment pas ainsi du lecteur attentif, presque obstiné d’Eschyle ou de George Bataille. Le soin mis à éviter le risque de la narration – on pense notamment à la volonté de séparer clairement les trois panneaux de ses triptyques afin de « couper court à toute histoire entre l’un et l’autre » – est sans doute à rapprocher de son horreur de l’illustration. Car raconter une histoire, qu’il s’agisse de l’Histoire Sainte, de la mythologie, ou d’un épisode intime, revient en quelque sorte à l’illustrer, à rendre plus vivant tel aspect, à clarifier ou interpréter cette histoire qui devient ipso facto inséparable du tableau. Il voit sans doute dans toute illustration une forme de décoration du discours, pratique qu’il voue bien volontiers aux Gémonies, qu’il semble ravaler au rang d’un simple artisanat. Il l’exprime assez nettement dans ses entretiens avec Michel Archimbaud : « la peinture n’a rien à voir avec l’illustration, c’en est en quelque sorte tout le contraire, un peu comme la décoration est aussi tout le contraire de la peinture ». Et l’on s’explique ainsi aisément sa passion des primitifs, de Cimabue en particulier : c’est là un art fait tout entier d’une puissance d’apparition, aux frontières de l’image dite acheiropoïétique. Rien dans la peinture figurative n’est plus éloigné de la narration.

Bacon n’en nie pas pour autant la nécessité du sujet, car il est ce dont il faut partir pour atteindre à quelque réalité. En l’absence d’un sujet, il lui semble que l’artiste s’en tiendrait inévitablement à une forme de décoration, parce que c’est ce sujet qui précisément le « ronge intérieurement » pour faire naître une image où soit exprimée, condensée, une vérité humaine. Ne déclare-t-il pas que « l’art le plus grand vous ramène toujours à la vulnérabilité de la condition humaine » ? Ce dont il déduit d’ailleurs que l’art abstrait, qui ne s’élance pas d’un sujet, demeure pour l’essentiel un art décoratif. On ne suivra pas nécessairement Bacon sur ce terrain ; on s’interroge quelque peu sur cet attachement à traduire la vulnérabilité de la condition d’une humanité dont le sort ne semble pas l’intéresser particulièrement, et à juste titre pour un artiste qui nie tout sens à la vie, et dit ne rien vouloir signifier dans son œuvre. Il déclare ainsi à David Sylvester, dans un entretien daté de 1974 : « Je ne suis pas bouleversé par le fait que les gens souffrent, parce que je pense que c’est la souffrance des gens et les différences entre les gens qui ont fait le grand art, et que ce n’est pas l’égalitarisme » ; ajoutant : « Jusqu’à présent c’est pour ce qu’elle crée qu’on se souvient d’une société ». On en retire l’impression que la souffrance est le véritable matériau de l’artiste, et que la sienne propre est presque un outil de travail, ce au moyen de quoi il parvient à faire émerger ce qu’il appelle réalité.

Pas de narration donc, ce qui d’ailleurs s’exprime par la solitude des figures qu’il peint, et qui ne sont confrontées tout au plus qu’à un portrait (Triptyque, 1974 – 1977), au reflet d’un miroir (Portrait de George Dyer dans un miroir, 1968, Trois Etudes du dos masculin, 1970, ou Etude pour le portait de Gilbert de Botton, 1986), à la présence-absence d’un personnage n’apparaissant que sur un écran, comme dans le cas de Study of red pope, 1962, second version.

L’une des rares exceptions est son Trois personnages et un portrait de 1975, de la Tate gallery, où l’on voit en effet deux formes humaines et une troisième plus indécise devant un portrait particulièrement déformé qui semble interroger le voyeurisme du regardeur, à moins qu’il n’en soit l’image dans le miroir. Pour le reste, les rares figures peintes en couple sont des images de fornication, c’est-à-dire d’actes sexuels détachés, comme mis à l’écart de par l’organisation spatiale et la « machine réifiante » voulus par Bacon, de tout contexte affectif ; on pourra citer Deux personnages de 1953, Etude d’après le corps humain de 1970, les Trois études de personnages sur des lits de 1972, ou encore le Triptyque de 1967 de la Smithsonian Institution à Washington, ce dernier étant un rare cas de présence de figures féminines, enlacées sur une manière d’estrade dans ce qui pourrait être un théâtre érotique.

L’univers de Bacon est assez largement dominé par la pulsion homosexuelle, à laquelle n’échappent guère que les portraits, bien qu’ils soient presque tous des portraits d’hommes, exception faite du Portrait d’Isobel Rawsthorne debout dans une rue de Soho, de 1967, qui se trouve à la Nationalgalerie de Berlin. Encore que dans ce dernier cas, la féminité n’est déduite que du vêtement. On pourrait également citer le Nu féminin se tenant dans l’embrasure d’une porte (1972), au Centre Pompidou, comme l’exception confirmant la règle.

Cet univers est aussi dominé par la déformation des traits et des corps, par leur torsion, par leur réduction à des formes que l’on serait tenté d’appeler biomorphiques, faute de meilleur mot, hormis peut-être le personnage à chapeau du panneau de gauche du triptyque 1986-1987. Bacon ne s’est jamais expliqué de manière très convaincante sur cette question ; interrogé, il nie cette volonté de torsion pour évoquer des raisons esthétiques, la recherche d’une image plus aiguë, d’une intensité plus forte. Il va de soi que toute ressemblance risquerait de verser dans l’illustration honnie, et que la torsion est un moyen d’éviter radicalement le danger de cette ressemblance qui, pour Bacon, diffère en tout état de cause de la vérité du sujet.  

On pense assez immédiatement aux « gueules cassées » de la première guerre mondiale, à cette série d’épouvantables photographies intitulée Krieg dem Kriege (« guerre à la guerre ») publiée en 1924, puis interdite en 1933, qui montre tant d’épouvantables défigurations dans l’intention de combattre la renaissance d’un militarisme aveugle, photographies dont Otto Dix avait probablement tiré pour partie les personnages de ses quatre grands tableaux anti-bellicistes de 1920 tels que Joueurs de Skat, sorte de parodie des Joueurs de Cartes de Cézanne constituée pour part de collages comme métonymie des corps rapiécés de ces anciens combattants, ou Invalides de guerre (avec autoportrait), qui fut sans doute détruite par les nazis. On se rappellera les terribles dessins de Raphaël Freida conservés au Musée des Hospices civils de Lyon, ou encore les surprenants collages du « chirurgien-plasticien » René Apallec (1898 – ?) qui se vengea du sacrifice extrême imposé aux soldats par l’inhumanité du haut commandement militaire de la Grande Guerre en défigurant symboliquement les officiers supérieurs sur le papier, à coups de ciseaux…

Bien sûr, les visages déformés de Bacon ne sont pas ceux de la guerre, ce qu’il eût sans doute considéré comme une autre forme d’illustration ou de littéralité. Ils sont néanmoins – intentionnellement ou non – ceux d’une souffrance, d’une incapacité à communiquer des émotions autant qu’à susciter toute forme d’empathie. La déformation du visage est tout autant signe de fragilité, de coups reçus par notre humanité, présage de mort. L’identité de la personne devenue sinon indiscernable, du moins incertaine, s’efface devant la manifestation d’une énergie, d’une émanation issue des profondeurs du sujet, telle que cette émanation est perçue par l’artiste.  On sent la difficulté de la tâche à laquelle est confronté Bacon, mais aussi tout artiste contemporain, en ce qu’il est à la fois détaché de toute tradition, de tout mythe explicatif du monde, et concurrencé par de puissants moyens techniques dans la captation des apparences du monde. Bacon affirme : « ce que je veux faire, c’est déformer la chose et l’écarter de l’apparence, mais dans cette déformation la ramener à un enregistrement de l’apparence », par quoi il entend sans doute une captation de son essence, de la part non transitoire de cette apparence.

L’espace qui lui est ouvert est celui du réel, si l’on veut bien considérer avec la physique – mais aussi avec la psychanalyse – que le réel ne se confond en rien avec l’apparence. Le chamanisme faisait d’ailleurs exactement le même constat, en partant de prémisses fort éloignées de celles de la physique. Hélas, de savoir qu’il existe bien une distance, une différence, ne nous dit rien sur ce qu’est réellement le réel. Pas plus assurément aujourd’hui que chez les Tuva ou les Chukch de Sibérie. Le peintre – l’artiste – est donc ce voyageur capable de visiter les contrées du réel, et d’en rendre compte par son art. On ne saurait prendre totalement à la légère l’affirmation de Macel Duchamp lors d’une conférence d’avril 1957 devant la Fédération Américaine des Arts selon laquelle « l’artiste agit à la façon d’un être médiumnique qui, du labyrinthe par-delà le temps et l’espace, cherche son chemin vers une clairière…toutes ses décisions dans l’exécution de l’œuvre restent dans le domaine de l’intuition ». « Je pense toujours à moi comme à un médium de l’accident et du hasard », répond Bacon, « je pense que je suis réceptif».

Eu égard à l’accent mis par Bacon sur l’instinct, sur les données de l’inconscient qui guident le travail du peintre lorsqu’il organise pour ainsi dore l’accident pictural qui constitue une sorte de matière à travailler, on pourrait soupçonner que les figures qui apparaissent sur la toile sont, plutôt que des dévoilements de la réalité d’autrui, des surgissements de l’inconscient de l’artiste lui-même. « Cette violence de ma vie… je pense qu’elle est différente de la violence en peinture. Ce dont il s’agit, c’est d’une tentative pour refaire la violence de la réalité même ». Cette violence de la réalité, c’est peut-être aussi la violence du non-sens, à laquelle répondrait une forme de vengeance à la René Apallec, mais une vengeance paradoxalement métaphysique : « Je pense de la vie qu’elle n’a pas de sens, mais nous lui donnons un sens pendant que nous existons. Car, si l’on peut dire, nous rendons la vie possible en lui donnant une espèce de sens, un sens totalement futile ». Toutefois, en rappelant le vers d’Oscar Wilde dans la Ballade de la geôle de Reading, Yet each man kills the thing he loves (Et chacun tue la chose qu’il aime) Bacon lève, avec cette subtilité qui caractérise, un pan du voile qui masque les inquiétudes et sans doute les contradictions qui l’habitent ; car le poème dit aussi : « For each man kills the thing he loves, Yet each man does not die ». Ce sens qu’il refusait à la vie, peut-être le recherchait-t-il dans l’acte de peindre, dans la quête de l’ « image unique et parfaite », puisque par la peinture il espère saisir le mystère de la réalité.

Chez Bacon, toute image est mise en scène au sein d’un dispositif qui la détache de toute possibilité d’illusion, de conformité avec ce que l’œil pourrait observer de lui-même dans la nature. Ce dispositif comporte trois éléments principaux : le plus évident est ce cadrage – on serait tenté d’écrire cet emprisonnement – de l’image par des sortes de boîtes transparentes ; le second tient à des éléments proprement scéniques tels que portes entrouvertes, estrades, cloison concave, socle ou marchepied qui imposent la certitude d’une facticité ; le troisième est bien entendu le fond, avec ces grands aplats monocolores, chaque triptyque étant d’ailleurs dominé par une teinte – une tonalité – qui lui est particulière, teinte par ailleurs étrangère à toute palette naturaliste. Seuls les chairs ont parfois des teintes de chair, comme dans L’homme au lavabo (1989-1990) ou encore L’Etude d’après le corps humain et portrait de 1988. Ceci est parfaitement cohérent avec cette idée de l’artiste que “plus ce que vous faites est artificiel, et plus grandes sont les chances pour que cela ait l’air réel », dans le sens où l’artificialité de l’image agirait comme un piège où viendrait se jeter puis s’exacerber le réel. On peut tenter une comparaison avec la tragédie, puisque Bacon est un grand lecteur d’Eschyle, où il est clair que la parfaite artificialité du dispositif – scène, chœur commentant l’action, outrance des émotions exprimées, concentration de multiples événements en un même espace et un court laps de temps – finit par mettre à jour la quintessence, la vérité nue des grands sentiments humains que sont la jalousie, l’orgueil, l’amitié, la passion amoureuse, et bien d’autres encore. 

On s’est souvent étonné de la contradiction qui semblait se faire jour entre le militantisme athée des propos de Bacon et son insistance à peindre des papes et des Crucifixions ; il s’en est expliqué de manière plus ou moins convaincante soit par des considérations esthétiques, soit en arguant de la légitimité de l’artiste à « remplir d’un vin nouveau » pour reprendre une métaphore biblique, certaines des structures transmises, voire abandonnées, par la tradition ; y « accrocher toutes sortes de sentiments et de sensations » ayant trait à la condition humaine, et plus particulièrement à la mort. L’association de certaines de ces Crucifixions à des quartiers de viande est particulièrement crue, oserons-nous dire. On éprouve un certain malaise face à ce panneau droit des Trois études pour une crucifixion de 1962, où la posture du corps est reprise de celle du Christ de Cimabue à Santa Croce, mais où le torse du crucifié a toutes les apparences d’un quartier de viande à l’étal d’une boucherie. Quant au panneau central, il exhibe un corps sanglant dans un lit qui pourrait être d’hôpital, souffrance contre souffrance.

Et pourtant, une petite Crucifixion datant de 1933 – qui peut rappeler un Tamayo – est peut-être l’une des plus mystiques de l’art de ce temps. Le panneau droit, encore, du triptyque de la Crucifixion de 1965, aujourd’hui aux Bayerische Staatsgemäldesammlungen de Münich, reprend une perspective en plongée qui n’est pas sans évoquer l’admirable Christ de Saint Jean de la Croix (1951) de Dalì, tandis que le panneau central nous ramène vers l’univers visuel de la boucherie, quoique moins explicitement que dans l’œuvre précitée. Crucifixions donc, mais comme réceptacles formels des sentiments d’une humanité souffrante.

Cette souffrance est infligée à l’homme par ses propres crimes et ses propres faiblesses, puisque le Ciel est vide, et qu’il n’existe pas ailleurs un principe du Mal. Il n’est pas totalement exclu que Bacon ait ressenti de la culpabilité face au suicide de son amant George Dyer pour avoir pris conscience de ce que sa vision du monde, celle qu’il affirme et projette inconsciemment dans sa peinture, participe d’une certaine désespérance, fermant impitoyablement ces portes qu’on voit souvent entrouvertes dans son œuvre, mais derrière lesquelles le fond est toujours noir, portes ne donnant sur rien. Le motif de la clef est d’ailleurs récurrent : que l’on se rappelle Etude d’après le corps humain de 1983, Peinture de 1978 où c’est le pied qui tourne la clef dans la serrure, ou le panneau central du Triptyque de 1971 où là encore un homme s’apprête à tourner la clef. Tentatives d’échapper à la clôture de l’horizon du sens, peut-être.

Ces images d’un monde apparaissant comme le huis-clos désespéré et violent d’humains presque sans visages, en proie au désir, enfermés dans l’arène avec le taureau de leurs désirs indisciplinés, sont nourries pour une part de la lecture de l’Orestie. Dès 1939, Bacon assiste à The Family Reunion, pièce de T.S. Eliot reprenant les thématiques de la tragédie d’Eschyle. Plus tard, en 1944, il connaîtra d’ailleurs un succès majeur avec ses Trois études de personnages au pied d’une crucifixion, dont il entreprendra une seconde et magnifique version en 1988. Bacon semble s’être laissé persuader par les thèses d’un certain William Bedell Stanford qu’Eschyle était un « dionysien au sens nietzschéen du terme », sottise ordinaire d’un anachronisme projetant un concept du 19ème siècle sur un homme du 5ème siècle avant J.-C… Les Euménides, troisième pièce de la trilogie, se concluent par un chant où s’exprime un idéal de justice sereine de la cité, et les paroles d’Athéna – Et je chéris la persuasion dont l’œil surveillait ma langue et ma bouche contre le refus sauvage. Zeus orateur a triomphé… Que cette présence bienveillante en notre pays se manifeste à toujours par le bonheur du peuple (trad. J. Grosjean, La Pléiade) – sont bien peu dionysiaques… La signification de l’Orestie, c’est la recherche d’une justice qui mette fin au cycle des violences, des vindictes sans fin qu’autorise la loi du sang.

Ce qui ne saurait faire de doute, c’est l’impact du texte d’Eschyle sur l’imaginaire de Bacon. Jusqu’à la XIème Pythique de Pindare, qui précède l’Orestie d’une quinzaine d’années, les Erinyes – démons chtoniens qui châtient les transgressions de l’ordre familial, de l’ordre d’origine divine – s’acharnent à poursuivre Clytemnestre pour son crime et Oreste pour son matricide, en accord avec la loi du sang ; avec Eschyle, les Erinyes, qui s’expriment par la voix du chœur, prennent des accents de déesses du remords, les Euménides, qui conduiront – ou se résoudront – à ce que la justice humaine de la polis l’emporte, triomphe du logos à l’avènement du temps de Périclès. Ces Euménides des Trois études de personnages au pied d’une crucifixion ne sont pas les furies vengeresses des temps anciens, mais des figures beaucoup plus complexes liées certes à la culpabilité, mais représentant une défaite de la logique du sang face à la possibilité d’une justice rédemptrice, ou tout au moins de réconciliation, sinon que viendrait faire ici le thème de la crucifixion, même dans sa lecture profane ? Ecoutons les Euménides : « Elles ont subi un grand échec, les filles de la Nuit »…  « Tu me calmes, semble-t-il, ma haine s’en va » déclare à Athéna le Coryphée, vers la fin de la pièce. Et le Chœur de chanter enfin : « Salut, soyez heureux…vous tous en cette ville, hommes et dieux ». Souffrance et apaisement, voilà peut-être le titre un peu tolstoïen qui se pourrait lire au fronton de l’œuvre de Bacon. 

La thématique du jugement est directement présente dans la fort célèbre deuxième version de l’Etude de pape rouge, 1962, datée de 1971, année du suicide de George Dyer. Celui-ci semble s’adresser au pape et l’admonester, ou le mettre au défi. Le pape représente très probablement la figure du jugement, de la tradition, de l’ordre moral qu’il est bien périlleux d’enfreindre ; et ce pape, au lieu de paraître juger, semble plutôt affligé ; il regarde devant soi, dans le vide. Peut-être considère-t-il cet homme comme la négation de sa foi, la remise en cause de toute transcendance, l’incarnation d’un orgueil qui ruinera l’humanité.  Peut-être est-il découragé de toute réponse. Et pourtant, George Dyer est une image sur un écran, un reflet sur la vitre : son corps est sans épaisseur, il se tient tout entier dans cette vitre ou à la surface de cet écran. L’image semble interroger un réel qui demeure muet. Les deux mondes sont dans l’incapacité de se rencontrer du même côté de la vitre.

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