C’est une société commercialisant de la bière qui désigne ou concrétise aujourd’hui l’un des chemins les plus prometteurs qui s’ouvrent à l’art de notre temps. L’installation inaugurée à la gare de Grand Central, au cœur de New York, est une proposition émanant du marketing de la marque Natural Light, une bière du groupe Anheuser-Bush au packaging engageant, en soutien des étudiants américains surendettés. Ce brasseur distribue en effet chaque année un million de dollars à des étudiants écrasés de dettes, en échange du récit de leur parcours. L’intérêt marketing de cette opération ne saurait évidemment surprendre, sachant que chaque étudiant américains dépense plus de 500 dollars par an en alcools, soit plus de 5 milliards à eux tous, dont une bonne partie en bière… un budget largement supérieur à celui dépensé en livres.
C’est une société commercialisant de la bière qui désigne ou concrétise aujourd’hui l’un des chemins les plus prometteurs qui s’ouvrent à l’art de notre temps. L’installation inaugurée à la gare de Grand Central, au cœur de New York, est une proposition émanant du marketing de la marque Natural Light, une bière du groupe Anheuser-Bush, en soutien des étudiants américains surendettés. Ce brasseur distribue en effet chaque année un million de dollars à des étudiants écrasés de dettes, en échange du récit de leur parcours. L’intérêt marketing de cette opération ne saurait évidemment surprendre, sachant que chaque étudiant américains dépense plus de 500 dollars par an en alcools, soit plus de 5 milliards à eux tous, dont une bonne partie en bière… un budget largement supérieur à celui dépensé en livres.
L’idée mise en scène à Grand Central est à la fois spectaculaire, comme elle doit l’être en ce lieu grandiose de 600m2, subtile, et féconde. Partant du constat que les étudiants américains s’endettent pour des sommes gigantesques, de l’ordre de 180.000 dollars chacun, afin de poursuivre un cycle universitaire de quatre années, et rapprochant ces montants du prix de 450 millions de dollars payé en 2017 pour le Salvador Mundi attribué de manière plus ou moins convaincante à Léonard de Vinci, la campagne intitulée « Da Vinci of Debt » consiste en la suspension de 2600 diplômes universitaires encadrés dans le hall de la gare. Ces diplômes sont authentiques, et « loués » à leurs détenteurs pour la somme de 100 dollars par diplôme.
L’intuition de départ semble avoir été de mettre en rapport le prix exorbitant payé pour un tableau dont l’authenticité est sujette à caution et la montagne de dette, dont l’encours serait de 1700 milliards de dollars, qui grève la vie de millions de diplômés ainsi devenus esclaves par nécessité, esclaves en réalité d’un système économique qu’ils doivent servir afin de subsister comme le serf d’autrefois était esclave de son seigneur, avec cette différence que le seigneur avait l’obligation en contrepartie d’assurer sa sécurité et de rendre la justice…
La somme des dettes que représentent ces diplômes suspendus équivaudrait à 470 millions de dollars, plus que le prix, sinon la valeur, du Salvador Mundi. L’entreprise – avec humour ou sérieux – se dit prête à céder cette œuvre à ce prix, que l’on pourrait qualifié d’assez élevé, afin de financer des bourses d’études, ou peut-être l’extinction de la dette du plus grand nombre possible d’étudiants ce qui équivaudrait à payer le prix de leur « libération ».
La voie qui est ainsi proposée est celle de ce que l’on pourrait appeler « l’art actif ». Actif en ceci qu’il a pour finalité une cause d’intérêt collectif, et n’est « activé » que par la contribution financière ou autre de ceux à qui il s’adresse. Actif mais non pas activiste, en ce sens qu’aucune idéologie ne le sous-tend, l’un n’empêchant pas l’autre. Cette utilité le rapproche bien entendu de la publicité, vouée tout entière à l’incitation au passage à l’acte. A cette différence près que ce passage à l’acte est réalisé par l’appropriation de l’objet qui se sera rendu désirable en lui-même, objet qui incorpore l’aura d’un événement social, politique ou historique puisque par l’acte d’appropriation, il réalise cet événement tout en manifestant la valeur de la cause qui le justifie. L’art y trouve son « vrai » prix, le prix de ce qui par lui a été réalisé.
Il y a là poussée à son extrême la logique marketing de la déculpabilisation mise en œuvre, par exemple, par les compagnies aériennes low cost. Lorsque easyJet ou d’autres proposent aux passagers, pendant le vol, de verser un petit montant pour l’éducation des enfants pauvres d’Afrique ou d’ailleurs, ou pour leur vaccination, il s’agit de disculper le voyageur qui va dépenser son argent pour des plaisirs un peu futiles de touriste et contribuer pour ce faire à polluer l’atmosphère, et la compagnie qui est sujette aux récriminations écologistes ou altermondialistes de toutes sortes. Les montants versés, de l’ordre de la dizaine de millions d’euros, ne représentent pas deux pour mille du chiffre d’affaires de la compagnie, et sont versés par les passagers en sus du prix du billet ; l’impact de dix millions pour une problématique de cette ampleur est en outre totalement insignifiant. Ce qui compte ici n’est donc pas l’effet, ni la « charité » puisqu’elle ne coûte rien au transporteur. C’est de répondre aux injonctions de responsabilité sociale qui sont faites aux entreprises, et donc de « racheter » symboliquement leurs fautes supposées, pour utiliser un vocabulaire religieux.
Dans le cas de la bière Natural Light, le même principe est à l’œuvre. Le groupe « restitue » aux étudiants une – infime – partie de la marge prélevée sur eux pendant leur scolarité grâce à la vente de millions d’hectolitres de bière, une marge qui naturellement – ayant grevé leur budget – s’est directement traduite en endettement supplémentaire. Il s’agit d’un effet, et non pas d’une faute de la marque en tant que telle, cela va sans dire: le choix ultime appartient au consommateur que l’on imagine en l’occurrence éclairé. Mais tout étudiant est nécessairement sensible à la question du surendettement, et donc enclin à adhérer à ce type de campagne. L’achat éventuel de l’œuvre – qui n’est pas plus mauvaise d’un point de vue esthétique et conceptuel que bien d’autres installations d’art contemporain – ne coûterait rien à l’entreprise, mais lui serait d’un rapport symbolique immense.
Cette œuvre rendrait visible et pour tout dire palpable l’invisible et l’impalpable : ce sont à la fois la générosité, l’altruisme, la bonne conscience, le sens citoyen de ceux qui promeuvent la naissance de l’oeuvre, la fortune et le sens du devoir de qui l’achète, cette « chose » qu’est la souffrance au quotidien de centaines de milliers de gens qui se privent afin de rembourser leur dette, drame intime et national, les mille injustices que l’on peut supposer en arrière-plan… Tout cela concrétisé dans un objet, et dans un prix. Contrairement à notre exemple des low cost, on passe de ce qui est l’équivalent aéroporté d’une quête sur le parvis de l’église à la matérialisation dans un « objet d’art » non pas seulement des causes défendues, mais des valeurs sociales qui amènent le promoteur comme l’éventuel acquéreur à les défendre, et du regard de la société qui les y incite, voire parfois les y contraint. Le « rachat » symbolique et spirituel de la théologie devient un rachat au sens propre, sonnant et trébuchant.
Mais on peut aussi imaginer une dissociation entre l’intérêt financier du promoteur ou du mécène, qui peut d’ailleurs être une galerie, et l’objet promu. Rien n’oblige à associer les deux, un cas particulier étant celui de l’artiste agissant lui-même comme promoteur de la cause. C’est là le domaine de ce que l’on pourrait appeler « l’art actif ». Le moteur indispensable en est évidemment soit la pulsion de rachat, qui suppose une faute commise ou que la société vous impute, soit un désir beaucoup plus large de contribuer à ce que l’on pourrait nommer le soin du monde, les deux motivations pouvant aisément se rejoindre.
Le champ est vaste, et favorisé tout à la fois par les technologies de financement participatif, qui permettent aux gens sans moyens de participer à de grandes opérations, et par l’émergence de fortunes rapides grâce à la vitesse de circulation extraordinaire des concepts, des images et des capitaux utiles à une production, comme des désirs suscités par ces artefacts réels ou virtuels.
La pulsion de rachat est en voie de devenir une obligation de rachat, monétaire ou symbolique, dont la non-observance est sanctionnée par l’ostracisme. Selon les lieux et les cultures le riche doit se racheter de ne pas être pauvre (ou l’inverse), l’humain de ne pas être animal, le pollueur de ne pas être austère, l’homme de ne pas être autre chose, le Blanc d’oser exister, l’automobiliste de ne pas être cycliste, et ainsi de suite. Mais au-delà des injonctions sociales, encouragées autant par des militants en chair et en os que par des algorithmes qui en répercutent les obsessions, existent des désirs de soin qui sont éminemment légitimes, et qui recouvrent tout ce qui était jadis objet de la caritas : remédier aux injustices, à la misère, à la maladie, à l’ignorance ; prévenir les désastres environnementaux, les conflits, les violences de tous ordres, puis y remédier si malgré tout ils surviennent. Beaucoup de ces causes sont éternelles, et s’y ajoutent celles des malheurs civilisationnels que sont, par exemple, les misères de la dépendance ou de la solitude, les désastres résultant de l’hubris technico-scientifique de certains savants fous (ou plutôt de certains fous savants), la catastrophe écologique en cours… Voilà donc un champ immense qui ne demande qu’à s’objectiver.
Cette transmutation de l’intention ou du jugement en matière est une opération que l’art est particulièrement à même d’exercer, car elle est d’un ordre quasi sacramentel d’une part, et permet à ces immatériels de rentrer dans le circuit de l’appropriation et de l’échange, d’autre part. La plus-value autorisée par l’aura est sans commune mesure que celle dont l’échange de biens marchands ordinaires peut se saisir : même si aucune personne douée de raison n’achètera Da Vinci of Debt pour 470 millions de dollars (le seul nom de la pièce devrait contraindre le promoteur à payer une amende…), alors que l’installation n’est faite que d’un amas de vieux papiers, de mauvais cadres, et de quelques décamètres de câbles, il est loisible d’injecter dans cet objet une valeur économique importante par une sorte d’adhérence à la valeur éthico-symbolique de la cause. Plus sont nombreux ceux qui la défendent, plus cette valeur présente un potentiel ascensionnel.
On pourrait aller au-delà, en supposant que cet art actif rendra difficile la persistance d’un art qui ne l’est pas, et ne peut donc justifier sa pratique. C’est un truisme que de constater à quel point la mort de Dieu (ou des dieux, ce qui revient en partie au même) a ramené sur Terre, et « horizontalisé », la lutte entre le Bien et le Mal ; le Jugement n’est plus pour demain en présence du Juge suprême, il est constant, et terrestre. Sa définition varie, et l’Ennemi menace partout. On peut faire l’hypothèse que l’art est non pas certes rédempteur, mais au moins indice de rédemption et témoin de l’existence d’un Bien. Simple divagation de l’esprit, peut-être.