Triomphe d’un Chat et voie d’eau dans la nef municipale

Avril 2021, An I du Covid

Le dessinateur, humoriste et homme de théâtre belge Philippe Geluck est l’inventeur d’un personnage prodigieux, Le Chat, qui apparaît en mars 1983 dans le quotidien Le Soir ; ce faisant, il conforte aussi un genre que l’on serait tenté d’appeler « comicosophique ». Au moyen d’une simple vignette, ou parfois – quoique moins efficacement – de trois vignettes, il parvient mieux que d’autres à susciter de façon divertissante et souvent grinçante des réflexions où le sérieux se mêle à la moquerie. Dans les dessins les plus réussis, le Chat se tient simplement debout, de face, les mains derrière le dos ou l’index levé. Cette concision participe d’un art incontestable de la rhétorique visuelle et de la caricature, et rapproche à certains égards ce dessinateur de certaines grandes figures du street art comme Blek le Rat ou Levalet (ci-contre).

Certes, Philippe Geluck prend appui sur des devanciers majeurs tels que l’Argentin Quino, créateur de l’inoubliable Mafalda, dont les premières planches furent publiée en 1964 dans le magazine Primera Plana. Quino met en effet dans la bouche de Mafalda et de son petit frère Guille des réflexions philosophiques ou sociologiques d’adultes, qui remettent en question bien des présupposés ou des états de fait. On peut aussi penser par certains côtés au Génie des alpages de F’murr, dont le premier album date de 1973.

Il est vrai que certains dessins du Chat « tiennent » par eux-mêmes, sans le moindre phylactère ; ils jouent sur un comique de l’absurde, parfois un peu facile, qui peut se passer de tout complément verbal. Cependant, les plus remarquables, ceux qui possèdent le « feuilleté de sens » le plus subtil, donnent un rôle déterminant aux mots, toujours proférés avec un extrême laconisme. Il y a là une forme de haiku visuel où l’extrême condensation du sens en une seule vignette, accompagnée d’un très petit nombre de mots, crée une surprise, une mise en rapport inattendue, parfois servie par un hiatus entre la placidité du personnage et la souterraine férocité de son propos. Ces décalages sont source de rire, sans qu’il soit nécessaire de démêler tout un écheveau de significations. On pense au Chat préhistorique vêtu d’une peau de bête, disant, une roue de pierre à la main : « Le type qui a inventé la roue ne pouvait pas savoir que c’était une roue, puisque même le mot n’existait pas ». D’autres ne sont que des blagues de potache, mais il en faut bien.

Mû par un tropisme de bon vivant qui n’est pas étranger à certaine peinture flamande, Philippe Geluck ne dédaigne pas les traits d’humour que la finesse n’entrave pas ; mais il se garde Dieu merci d’un art « à message » par le moyen duquel tant d’autres artistes tentent de faire passer des truismes ou des naïvetés pour une forme d’engagement, façon people. N’est pas Siqueiros ou Rodchenko qui veut… Il y avait hélas une autre frontière à ne pas franchir ; elle l’a été de façon plutôt massive, au sens propre, à coup de tonnes de bronze.

A vrai dire, on ne peut nier à Philippe Geluck un sens de la plastique lorsqu’elle emprunte au surréalisme dont les artistes belges furent des maîtres : sa Vénus au bras plâtré (1972) et son Homme à la main coupée (1979) en sont de bonnes illustrations. Dans le sillage du génial Magritte, le langage y est pris au pied de la lettre, et l’image dévoile pour ainsi dire toute la distance qui le sépare du réel, ainsi que l’arbitraire de la découpe qu’il y effectue. La confusion s’insinue avec l’exposition Le Chat s’expose, montée en 2003 à l’Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris, une époque où cette école n’était pas au mieux de son prestige, et où pointait peut-être déjà cette idée qu’en matière d’expression, tout se vaut pourvu qu’on en parle. A l’occasion de cette exposition, des peluches du Chat furent produites en trois tailles : un pur « produit dérivé ». De la peluche au bronze, il n’y avait qu’un pas… C’est d’ailleurs vers cette époque que Philippe Geluck réalise son premier bronze, J’ai les boules, exposé à la galerie Lansberg à Paris. Humour un tantinet ClubMed, mais on ne reprochera pas à un galeriste de vouloir gagner sa vie.

Nous vivons en effet à l’ère de la confusion parce que la distinction selon toutes ses acceptions est devenue insupportable. Distinction au sens du raffinement, cela va sans dire, distinction au sens de l’ambition, mais aussi plus largement au sens de la légitimité du jugement de valeur qui distingue ce qui est remarquable ou admirable de ce qui est trivial, ce qui relève de l’art ou de la littérature de ce qui n’en relève pas, ce qui manifeste un travail ou un savoir de ce qui est approximation ou bavardage. Les politiques se prennent pour des commissaires d’exposition et les commissaires d’exposition pour des politiques, les people pour des géopoliticiens ou des éthiciens selon les circonstances, les philosophes pour des journalistes et réciproquement, et ainsi de suite. Cela pourra sembler bien normal en cette année de bicentenaire de la mort de l’Empereur ; se prendre pour Napoléon est cependant plus innocent que d’autres méprises, et présente cet avantage que le bicorne trahit aisément ce futile égarement.

L’auteur de ces lignes ignore, et ne cherche pas à savoir, qui a eu l’initiative de l’« exposition » de sculptures consistant à border l’avenue de Champs-Elysées de vingt statues en bronze du Chat. Le mot « exposition » est mis entre guillemets car, en une période où les expositions et les rassemblements de plus de six personnes sont en principe bannis, on sent la manœuvre de haute voltige municipale pour passer entre les gouttes… à l’air libre. Il ne s’agit à l’évidence ni d’un soutien aux jeunes artistes nécessiteux, ni de l’exposition d’un maître, contemporain ou non, mais bien d’un divertissement culturel. Chaque mot compte. Le divertissement est présumé social, ainsi d’ailleurs que toute manifestation d’une pensée mainstream, tandis que tout ce qui n’est pas immédiatement ou apparemment utilitaire est présumé culturel. L’art de la bande dessinée étant a priori non-élitiste et divertissant, ce qui est affaire de catégories plus que de réalité, il présente l’immense avantage d’attirer le public, qui est composé de gentils électeurs, comme on aurait dit au Club Méditerrannée. Or, une manifestation-à-caractère-culturel gratuite et qui de surcroît attire le public n’est-elle pas le saint Graal de l’idéologie « écolo-opportuniste » qui anime l’exécutif d’une ville qui veut mettre la culture «au service d’un projet social » ? Les mots pourraient dater de 1918, si ce n’est que manquent à la fois le projet et l’idéal susceptible de le sous-tendre : du Lunacharsky sans le marxisme, en quelque sorte. A la place de Tatline, le Chat. Opération qu’on suppose destinée à distraire le vulgum pecus suffragator. Car il y a un inévitable mépris au fond de toute idée de « culture au service d’un projet social » : cette idée qu’il convient de retenir dans la culture au sens large ce qui plaît au plus grand nombre, plutôt que d’élever ce plus grand nombre au goût et à l’entendement de ce que jusque là il ignorait de ladite culture. 

Il est clair que la Mairie de Paris a donné son consentement à cette opération, et que ce consentement a supposé un budget, d’innombrables réunions et palabres, enfin toute une machinerie au service d’un projet politiquement rentable. On est en droit de subodorer que la production même de ces objets aussi pondéreux qu’onéreux n’a pas été entreprise sans l’assurance qu’ils seraient exposés en ce lieu, plutôt qu’à Namur ou Charleville-Mézières. On est néanmoins heureux d’apprendre que de valeureux collectionneurs ont acquis certaines de ces statues, contribuant ainsi à rendre possible cet événement culturo-festif.

Nous voici donc parvenus à l’ère du produit dérivé devenu « art », bouclant pour ainsi dire la boucle. Comment ? En premier lieu parce qu’il est dérivé d’un « produit culturel » – la bande dessinée – et non pas d’un produit industriel, ce qui lui ôte toute référence explicitement publicitaire. Quoique, avec un tirage de 250.000 exemplaires en 2019, le 22ème album du Chat ait déjà un côté « produit » assez marqué, sans parler du chiffre d’affaires de l’entreprise « Chat » dans son ensemble, même si ce n’est pas Harry Potter… Ensuite par un double processus d’agrandissement et d’ennoblissement. En agrandissant le Chat, en le rendant kolossal, on l’érige en curiosité, en objet d’attraction, mieux : en événement ; en employant le bronze par syllepse avec la « grande » sculpture, en œuvre. Figure du voisinage, où le matériau suffit à désigner l’art. On aurait pu faire un Tintin de marbre, un Obélix d’acier, un colosse de Garfield. C’est le Chat qui a gagné. Hop, comme dirait Achille Talon. Certes, les détenteurs des droits de Hergé ont bien produit quelques grosses fusées en métal d’ On a marché sur la lune, vendues au prix du caviar de chez Pétrossian. Mais c’était timide, incomplet, une simple agacerie : il convenait de viser plus haut.

Le mot de « réappropriation », comme d’ailleurs celui de « détournement » qui est assez voisin, est devenu l’un des concepts à tout faire de l’art contemporain ; il s’agit pour l’essentiel, à la manière du coucou, de récupérer le travail de quelqu’un d’autre et d’intervenir sur ce travail, en le tenant plus ou moins à distance, pour lui donner un sens qu’il n’avait pas à l’origine, ou qui n’avait pas été explicité. L’exemple le plus célèbre est sans doute L.H.O.O.Q. de Marcel Duchamp, qui date de 1919 : partant de l’idée d’objet trouvé, en l’occurrence une carte postale représentant la Joconde, on aboutit par extension aux « œuvres trouvées », à un matériau formel qu’il est loisible de manipuler, sans pour autant occulter la référence à l’origine : la visibilité de l’intention est inséparable de la réappropriation.

Voici qu’en réalisant des produits dérivés de son propre travail, l’artiste s’auto-approprie, en l’occurrence par retranchement d’un phylactère et ajout d’une dimension, celle du volume. On ignore si Philippe Geluck se considère lui-même comme un sculpteur, s’il est mû par un insatiable désir de notoriété ou d’argent, ou bien s’il s’est lancé dans cette affaire pour s’amuser, tout simplement, dans l’esprit sympathiquement farcesque de son félin personnage ; aucun reproche ne saurait lui en être fait, bien au contraire. Le dessinateur donne une partie de la réponse dans un entretien avec Jean-Claude Loiseau : à la question très pertinente : «N’avez-vous jamais eu envie de sculpter autre chose que le Chat ? », il répond :  « …produire des bronzes hors le Chat, non. Peut-être parce que j’aurais peur qu’on dise : « Mais pour qui se prend-il ? » ou « Ah, voilà encore un de ces artistes ratés qui ont choisi d’emprunter les voies des arts mineurs pour atteindre la notoriété et qui maintenant essaient de nous refiler leur camelote ». Ce doute l’honore, et il se moque d’ailleurs gentiment de lui-même dans un dessin figurant une gigantesque statue portant sur son socle « Au Chat l’humanité reconnaissante », Chat qui dit à part soi : « Bon, pour un dessin…passe encore, mais si on devait réaliser cette œuvre en marbre, je m’y opposerais fermement pour qu’on ne me taxe pas de mégalomanie ».

On peut certainement admirer le caractère entrepreneurial de cette production d’objets-dits-d’art, qui suscite l’engouement chez les badauds, la satisfaction à la Mairie, et certainement le bonheur dans la famille Chat. Il suffit d’ailleurs de déambuler sur les Champs-Elysées par un bel après-midi ensoleillé pour constater qu’un joyeux mélange de passants épargnés par le surmenage professionnel, de mères promenant leurs enfants, de groupes scolaires, s’arrêtent devant les statues, se prenant en photo les uns les autres ; le public est largement acquis, ce qui ne saurait surprendre. Et puisque nous sommes en France, on croise l’inévitable grincheux qui se demande pourquoi on gaspille ainsi l’argent du contribuable : folklore local.

Les vignettes les plus réussies du Chat comportent des phylactères, comme son créateur l’exprime si bien dans sa vignette To-do-list de 2019 : « lui faire dire quelque chose de drôle ». Hélas, les Chats de bronze n’ont strictement rien à dire… Il faut donc s’en remettre à la seule image, ce qui impose d’expliciter la situation afin de garantir une clarté d’interprétation, et contraint donc le Chat à gesticuler ou à prendre des poses. Le personnage « classique » commente le monde, et son hiératisme participe de la construction de l’effet comique. Le Chat « produit dérivé » ne pouvant parler, il devient sa propre situation : il lui faut porter des haltères ou un globe terrestre, chuter sur une voiture, monter sur un podium. Ce chat n’est plus vraiment le Chat ; il est devenu très précisément ce qu’on appelait autrefois une attraction. Pourquoi pas, d’ailleurs ? Seul importune ce décalage entre la réalité de l’objet – une attraction plus ou moins festive – et l’ambition implicitement affichée. Telle statue conserve quelque chose de magrittien, comme ce Chat trempé par la pluie sous son parapluie tandis qu’il ne pleut pas au-dehors (Singing in the rain) ; telle autre (Flûte à bec) prend des accents poétiques.

L’alignement de Chats pris dans son ensemble est cependant dépourvu de relief, et fait moins sourire que ne le ferait une vignette : la grande statuaire n’a jamais été particulièrement adaptée à l’humour… ce que l’on gagne en majesté, en immortalité, en impression d’art, est perdu en effet comique : les deux tendent à se contredire. Il n’était pas mauvais de tenter l’expérience pour s’en convaincre. Lorsque Wim Delvoye – pour rester en Belgique – traduit en bas-relief de marbre une scène de jeu vidéo, le propos est d’une incontestable portée sémantique ; mais il ne reste rien du jeu. Où donc est la légèreté du Chat qui rend perceptible la gravité, la noirceur de certains de ses propos ?

La Mairie de Paris inspire moins d’indulgence. Voilà une administration qui n’a pas même tenté de rendre à Paris sa place de centre majeur de la création ; qui n’a pas su organiser dans un lieu aussi prestigieux la moindre exposition d’envergure ; qui n’a rien à dire dans l’univers grandissant des arts numériques ; qui ne cesse d’enlaidir l’espace urbain par des aménagements banaux ou grossiers. On n’oubliera pas, soit dit en passant, l’autorisation donnée  l’installation place Vendôme du plug anal géant de couleur verte (et gonflable) de Paul McCarthy pendant la FIAC 2014, baptisé « Tree » afin sans doute de signaler les épousailles merveilleuses entre le sexe et l’écologie, et qui a fait s’esbaudir toute une cohorte municipalement compatible. Voilà un horizon de raffinement, de rayonnement et de hauteur qui résume toute une chute. Fluctuabat sed mersit, pour les latinistes.

Fort heureusement, le Chat nous fait gravir quelques marches, et réjouit au moins les enfants. Paris a enfin sa Via Triumphalis : provisoire, certes, mais à sa – nouvelle – mesure.      

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