Pour George Bataille, l’art en tant qu’activité qui ne s’enracine dans aucune nécessité, et n’est sujette à aucune forme d’utilité, est signe d’hominisation. Sa valeur ne peut donc être valablement décrite dans les mêmes termes que celle d’un quelconque objet utilitaire. L’art pointe, en quelque sorte, vers ce quelque chose d’informulable, de flou, mais d’éminent dont nous avons conscience sans pouvoir le décrire tout-à-fait, et qui serait notre nature et son déploiement dans l’univers.
La “valeur” est un terme tout aussi difficile à définir, tant il recouvre à la fois deux ordres distincts, et même opposés, celui de l’axiologie qui appartient par nature au domaine de l’intangible, de ce qui échappe à la contingence, et celui du jugement de la position relative, qui appartient au domaine de l’économie, où il est question d’ordonner ou de mesurer ce qui est contingent, fluctuant, et inféodé au temps. L’anglais a deux mots, comme souvent l’un qui vient de l’allemand (Wert) et l’autre du latin (Valor).
- L’art aux confins de deux acceptions de la valeur
On peut faire l’hypothèse – un peu simplificatrice – que l’art est un lieu où ces deux notions se mêlent, mais avec un dosage qui a varié dans le temps; l’art au sens où l’entendait Bataille est passage vers les dieux, les archétypes, l’immortel en l’homme, et c’est évidemment ce qu’il fut dans l’art magdalénien, l’icône, ou la grande statuaire grecque ou médiévale. Mais l’art s’échange, se vend, se possède, et en cela il est tout autant objet d’un jugement ou d’un désir que signe de la position de qui le possède, toutes choses que peut exprimer un prix. Cette confusion entre le Céleste et le Terrestre rend difficile l’assignation d’une valeur. L’art n’est pas en soi une valeur, mais il fait signe vers les valeurs. En même temps, il est objet de désir. Un désir qui n’a rien à voir avec les ingrédients classiques de la valeur économique, c’est-à-dire les facteurs de production incorporés au fil du temps, pour les classiques, et un désir qu’il est difficile d’analyser en termes d’équilibre partiel ou général des marchés au sens de la théorie néo-classique de Jevons ou Walras.
Ce que l’on peut ressentir, c’est que le décrochage des sociétés contemporaines de l’absolu de la valeur, avec la diffusion d’une vision assez largement relativiste qui résulte de la sortie du religieux, tend à faciliter la substitution de cet absolu par des substantifs, des capsules de pensée qui ressortissent souvent du politique, et constituent ce que l’on pourrait appeler des « valeurs-produits », souvent issues des « valeurs-principes ». C’est le cas par exemple de l’attention à la nature, de la tolérance, de la liberté sexuelle, de l’égalité des conditions sociales, voire de la laïcité, qui sont des dispositions, des sujets de préoccupation, des modus vivendi, des agréments, des opinions, des choix politiques que chacun peut ou non adopter sous la pression collective, mais pas des principes. Par définition, la valeur absolue ne peut être estimée ou mesurée, et donc échangée : une loyauté qui a un prix n’est plus une loyauté. L’art a longtemps illustré – directement ou par trope interposé – les valeurs « intangibles », même si cet intangible a pris des formes et des noms divers selon les cultures : amour filial ou de la patrie, foi, amitié (philia), sagesse (sophia), gloire, qui tous supposent une théorie de l’âme, c’est-à-dire reflètent une intuition de ce qui nous dépasse.
L’art contemporain s’est emparé de ces valeurs-produits car elles lui servent à la fois de justification et de discours sur l’homme, sur la société, sur l’histoire. L’art a besoin de refléter une intention ou de susciter un état intérieur afin de dégager ce « surplus » qui l’arrache à la simple logique de l’utilité ou de l’agrément. L’omniprésence de la formule « l’artiste interroge ceci ou cela » dans le commentaire des critiques ou des curateurs est révélatrice de cette quête d’un sens, quête vouée à l’échec puisque l’art n’est pas structuré comme un discours. Il peut tout au plus renvoyer à un discours qui répond à sa place, se faisant alors illustration ou propagande. L’art se fait questionnement ou interpellation du monde, signe d’une forme d’égarement.
La question de la valeur est aujourd’hui au cœur de toute réflexion sur l’art car celui-ci a subi une lente mutation depuis qu’il a rencontré le marché. L’art et le marché font aujourd’hui système. Pourquoi ? Parce que nous pouvons monétiser les valeurs qu’il véhicule dès lors qu’elles ont rompu toute attache « métaphysique ». Les idées, les opinions, les sentiments plus ou moins formalisés qui circulent dans la société fournissent un point d’appui à la création artistique, y compris comme facteur répulsif : les questions de genre, de non-discrimination, de pollution ou de dérèglement climatique, de colonisation, de violence économique ou sociale et ainsi de suite, fournissent un substrat à une véritable industrie de l’expression formelle, dont la valeur de marché tient autant à la qualité formelle proprement dite qu’à la capacité à refléter le temps présent. L’art contemporain incorpore assez largement une dimension mémorielle, comme s’il était marquage ou témoin éminent de son époque. Ceci n’épuise en rien la création contemporaine naturellement, qui continue à explorer le territoire des formes, et où la nouveauté demeure une valeur en soi puisqu’elle récapitule le projet prométhéen. On peut faire le pari que l’épuisement de ce dernier mènera tôt ou tard à un reflux de cette injonction de nouveauté.
- Une expérience
- L’expérience d’Anne Deguelle
L’artiste Anne Deguelle plie un billet de 50 euros, et deux possibilités s’ouvrent : soit elle le fixe ou l’appose à une feuille qu’elle signe, en tant qu’artiste, contre paiement d’un montant additionnel de 50 euros, soit elle fournit un protocole, comme cela est courant en matière d’art conceptuel, et chacun le réalise – ou non – là où il veut, sans rien payer à l’artiste. Qu’en déduire ?
Remarquons qu’il existe quatre possibilités :
A – L’artiste donne la feuille et le billet plié, et ne signe rien.
A1 – le collectionneur ne fait rien, et récupère ses 50 euros. Il aura assisté à l’expérience sans participer.
A2 – le collectionneur suit le protocole, dispose de l’œuvre, mais elle n’est pas signée et donc n’est pas transférable sur un marché, sauf à se faire payer 50 euros ou un peu moins, ou à en faire don, ce qui alors deviendrait un geste de valeur positive ou négative, qui engage au moins une réciprocité symbolique. Par le truchement de l’artiste, ce don aura été déclenché. Il pourra être bien ou mal reçu, selon la manière et le discours. L’indigent se demandera pourquoi ce papier inutile et ce billet plié en forme de chapeau : le donateur se moque-t-il de moi, cherche-t-il à m’humilier ? Mais le billet est toujours bon à prendre… La personne aisée pourra trouver le don sot, ou agaçant, ou amusant s’il accepte de rentrer dans le jeu du protocole. L’intervention peut donc paradoxalement retrancher de la valeur. En toute hypothèse, le collectionneur aura perdu ses 50 euros, voire un peu de réputation.
B – L’artiste donne la feuille et le billet plié, reçoit 50 euros, et signe l’œuvre.
B1 – Le collectionneur reprend le billet, mais aura perdu 50 euros en échange du protocole signé… mais pas de l’œuvre.
B2 – Le collectionneur garde l’œuvre qui lui aura coûté 100 euros et peut s’en servir comme sujet de conversation, mais il dispose aussi d’un actif financier qu’il devient rationnel de céder si le marché – la cote d’Anne Deguelle pour ce genre d’œuvre – dépasse la valeur faciale de l’œuvre, soit 50 euros, auquel cas il peut récupérer tout ou partie de la prime de 50 euros effectivement payée pour acquérir cet actif, voire faire un profit. Mais quel est le sous-jacent de cette œuvre ? Qu’est-ce qui est vendu ? C’est un mélange indissociable entre l’autographe d’Anne Deguelle, qui vaut ce qu’il vaut, et l’œuvre concept. On a vu que l’œuvre concept ne vaut probablement rien si elle est signée par un inconnu, et il en va de même pour son autographe. Si une star du football signe la même œuvre, on pensera dans le monde du football que c’est un geste de portée historique et d’une originalité admirable, sorte de produit dérivé intellectuel, et il y aura un certain type de fan pour l’acheter. Si le Président de la République la signe, on pensera qu’il se moque des Français mais ce geste de mépris aura lui aussi valeur historique et donc monétaire, même s’il coûtera beaucoup plus cher au Président qu’il ne lui rapportera. Si Jeff Koons signe le même papier, on aura une enchère chez Christie’s. Si Anne Deguelle le signe, ou tout autre artiste qui ne participe pas du cercle des stars, alors le sous-jacent devient un indice sur l’évolution combinée et indissociable de la notoriété de l’artiste et de son geste, ou de l’exemplarité de son geste, comme s’il s’agissait d’un ETF coté sur Euronext qui réplique la valeur de marché de l’artiste. L’autographe donne sa valeur au concept, puisque selon qui signe, la valeur sera différente. Mais le concept contribue à la monétisation de l’autographe, puisque la signature de Jeff Koons ou du Président sur une nappe en papier vaut moins que sur l’œuvre concept. Les deux se renforcent parce que la personne sans l’événement perd l’essentiel de son intérêt de marché. Le bicorne porté par Napoléon à la bataille d’Iéna vaut plus que son bonnet de nuit à Malmaison.
- Expérience de Warhol
Ce type d’expérience a déjà été tenté sous d’autres formes. La plus célèbre peut-être est celle d’Andy Warhol qui a signé un certain nombre de billets d’un ou deux dollars, et même des planches de billets de 2$ non découpées. Ces billets de deux dollars s’échangeaient semble-t-il en 2019 pour environ 900$ pièce avec un certificat d’authenticité. La signature de Warhol vaut donc en gros 900$, à moins que le certificat d’authenticité, cette autre version de la « planche à billets », n’en vaille lui-même une bonne moitié…
C’est un équivalent mimétique plus ou moins conscient de la multiplication des pains par le Christ au lac de Tibériade. La signification théologique de celle-ci est que le Christ donne la Vie, non pas biologique mais spirituelle, et la donne sans limite et sans mesure. Warhol nous dit qu’il multiplie les dollars – l’accès au pain de notre temps – sans limite aucune, par le seul pouvoir de son aura, mais – au contraire des pains du miracle – ces billets sont mis sur le marché et ont donc un prix, qui est une mesure.
On aurait pu imaginer que les pains et les poissons de Tibériade soient thésaurisés et vendus bien au-delà de leur valeur marchande si les foules avaient eu en mains des objets non-périssables, puisqu’ils avaient reconnu leur Prophète. Warhol nous dit aussi modestement, comme à son ordinaire, que sa signature vaut beaucoup plus – des centaines de fois plus en l’occurrence – que la signature du gouverneur de la Réserve Fédérale qui figure sur le billet. Il crée symboliquement (mais pas techniquement) de la monnaie en mimant la banque centrale, et en extrayant un droit de seigneuriage sur la foi de son aura. En effet, le billet lui coûte 1 ou 2 dollars, et il le met en circulation plus cher. En faisant semblant de créer de la monnaie, il crée malgré tout de la valeur. Quelle est la nature de cette valeur ?
En achetant un billet de Warhol, on achète un autographe qui représente et littéralement incorpore un moment de l’histoire de l’art. Mais on peut aussi considérer que cette valeur est nourrie par le récit de ce moment, le souvenir que les milieux de l’art en gardent, les références à Warhol qui sont faites à chaque instant. Que vaudraient-ils si on ne parlait plus de lui ? Que vaut l’art sans le récit qui sans cesse le légitime et l’exalte ? La valeur est constituée par tout un système social, mais elle n’est captée que par certains : l’artiste, la galerie, le collectionneur avisé, etc. Le sens de ce propos est que c’est le discours, le récit qui est ici central. Ce récit doit provoquer une polarisation des désirs, des intérêts et des jugements, sans quoi l’œuvre n’est rien, ou pas grand-chose.
En 2005, en marge de l’exposition intitulée Andy Warhol : l’œuvre ultime au musée d’Art contemporain de Lyon, l’artiste Nicolas Giraud a repris l’idée déjà mise en œuvre à New York l’année précédente, de mettre des billets de banque en circulation dans la ville, tamponnés de la signature manuscrite d’Andy Warhol.
- Damien Hirst, explorateur de la valeur
Une autre expérience de ce type a été tentée par le prince des artistes financiers qu’est Damien Hirst. Il y a quelques années, Damien Hirst a rendu visite au gouverneur de la Banque d’Angleterre pour lui proposer de créer sa propre monnaie, sous forme de 2000 petits tableaux identiques de 8 x 12 pouces comportant des points sur leur avers, et ne différant que par le titre d’une chanson écrit sur l’envers. Ces tableaux seraient vendus, et feraient l’objet d’un marché. L’art consisterait dans ce processus, à la croisée de la valeur marchande et de la valeur supposément artistique de ce geste, et qui n’est artistique qu’en raison de son lien avec Damien Hirst. En gros, Damien Hirst ferait de la fausse monnaie, ou plutôt une imitation de monnaie puisqu’elle n’a aucun pouvoir libératoire, comme à Venise il a montré de la fausse archéologie lors de la Biennale de 2017. En copiant la monnaie, les statues antiques et les mythes qu’elles représentent, Hirst fait certes des affaires, mais il peut les faire parce qu’il dévoile un mécanisme beaucoup plus large, et que c’est ce dévoilement même qui constitue son œuvre. Hirst comme Warhol montrent que la souveraineté monétaire est affaire de captation, et que cette souveraineté peut être détournée : les cryptomonnaies sont là pour le confirmer. Ils dévoilent le gouffre qu’ouvre la modernité sous toute institution, et utilisent l’art comme machine à délégitimer, au contraire de ce qui a pu se faire pendant des siècles.
Par son exposition « Treasures from the Wreck of the Unbelievable », où Hirst fait semblant de nous montrer des statues antiques récupérés par des plongeurs dans une épave, et où il feint de croire que nous pourrions en être dupes, Hirst nous dévoile ce jeu de miroirs où le réel et le factice sont désormais entraînés, enchaînés l’un à l’autre dans un cercle sans fin du « comme si ». Il fait voir que les grands archétypes sont en effet des dieux morts, dégradés en souvenirs du temps que ces archétypes structuraient le monde. Il révèle précisément le gouffre axiologique, la solitude de l’homme laissé sans amarres dans le mouvement des choses, et contemplant avec un mélange d’ironie et de mélancolie sans doute ce que furent ces anciens mouillages.
Il faut reconnaître à Damien Hirst d’avoir beaucoup pensé la question de la valeur. L’exemple le plus spectaculaire en est sans doute For the Love of God, de 2007. Il s’agit de la réplique d’un crâne humain recouvert de platine et serti de plus de 8600 diamants et d’un très gros diamant, que l’on dit avoir coûté 14 millions de livres. Ce crâne avait été exposé au White Cube à Londres, et on avait annoncé sa vente pour 89 millions d’euros, un record absolu à l’époque. Or, la pièce semble n’avoir jamais été vendue et être entreposée dans un coffre… autre feinte, sans doute. Cette œuvre est évidemment un memento mori, ou une vanité.
Son titre pourrait laisser penser qu’il est une offrande, et l’on a offert pendant des siècles les œuvres les plus précieuses à Dieu, ou aux dieux. Hirst semble faire cette offrande, mais évidemment au second degré puisque la cote de Dieu est aujourd’hui assez basse en Occident. N’est-ce pas justement une offrande aux vraies valeurs, subsumées sous le nom de Dieu, à celles qui sont immortelles, ou plutôt in memoriam de ces valeurs ? Et cette profusion de diamants n’est elle pas une forme de dérision par le kitsch, un ricanement de notre époque envers ces illusions célestes alors que la véritable valeur est sous nos yeux, ce sont ces diamants, véritable métonymie de toute valeur ? Mais ricanement ambigu puisque, s’agissant de mort, est-ce celle des dieux, ou de notre propre culture ? Jusqu’à la vraie-fausse vente, qui fit sans doute monter la cote de l’artiste – tromperie manifeste, fraude peut-être – mais aussi dévoilement d’un mécanisme assez banal sur le marché de l’art contemporain, où quelques grands collectionneurs, galeries, critiques, curateurs et centres d’art s’entendent à faire progresser la cote des artistes de la collection avant, parfois, de céder telle ou telle pièce pour financer l’achat d’autres œuvres… Le cas du NFT de Beeple a d’ailleurs fonctionné sur ce principe, les deux acheteurs n’ayant probablement rien déboursé de ces 69 millions de dollars. Vanité donc, mais aussi doigt pointé sur la vanité dans l’autre sens du mot, celle du roman de Thackeray : cette pièce a une valeur marchande intrinsèque, celle des diamants et des deux kilos de platine qui la composent. Ce qui serait payé en plus pour ce crâne über-kitsch sans être foncièrement laid, c’est aussi le prix de la vanité.
- Spoerri ou la confusion du monde
Le Déjeuner sous l’herbe (2011) de Daniel Spoerri, membre du mouvement des Nouveaux Réalistes, prend la question de la valeur par l’autre bout, si l’on ose dire, le bout du déchet. La table d’un banquet campagnard est enterrée avec tout ce qui la recouvrait: nappe, couverts, bouteilles, reliefs alimentaires, vases, objets personnels… Vingt-sept ans plus tard, une équipe d’archéologues dirigée par Jean-Paul Demoule est invitée à fouiller le lieu en bonne et due forme pour mettre au jour les vestiges de cet événement banal. Comme dans le cas de l’Incroyable de Hirst, la fouille est menée avec les méthodes scientifiques de l’archéologie. « C’est la sériosité avec laquelle c’est fait qui le rend sérieux ! », remarque Spoerri ; ou, selon la formulation de Demoule, «faire sérieusement quelque chose d’absurde». L’archéologie sert à comprendre ; ici, il n’y a rien à comprendre puisqu’on sait déjà tout : on fait semblant de chercher à comprendre. Au contraire du crâne de Hirst, ces vestiges ne valent rien, ils ne renvoient même pas à un événement digne d’intérêt. Il n’y a rien à voir si ce n’est un geste sans but. Un geste vain, autre face de la vanitas, et autre figure de la mort du sens. Où est la valeur ? On peut évidemment collectionner ces vestiges, qui abolissent la frontière entre l’art et le quotidien de la vie, qui érigent le geste en œuvre précisément parce que ce geste est absurde, aussi vidé de toute possibilité d’utilité que le porte-bouteilles de Duchamp au musée. Ce n’est pas un ready-made mais un ready-geste, d’esprit vaguement dadaïste. Ce qui vaut, n’est-ce pas cet effacement symbolique, énième dissolution de l’art dans le banal qui pourrait prétendre exhausser le banal au degré de l’art, comme l’inverse, c’est-à-dire confondre. Confondre, c’est toujours ôter du sens, de la puissance, de la singularité. Abolition du point fixe, où l’artiste s’ingénie à mettre à nu, on a envie de dire à humilier, les mots qui aident à construire l’idée, à dégager un sens, et donc assigner une valeur. La valeur de la pièce-performance de Spoerri, qu’il réalise en 1983, tient dans la radicalité de son constat de la confusion. En empruntant son titre au fameux tableau de Manet, qui inaugure la modernité en peinture tout en moquant et heurtant de front, par son thème libertin, les valeurs morales du Second Empire, Spoerri semble vouloir enterrer avec ses fourchettes et ses assiettes toute possibilité de valeur, ou du moins constater leur enterrement.
Il y a quelques années, la directrice du Tate Modern, Frances Morris, expliquait qu’il faudrait faire moins de grandes expositions et se concentrer davantage sur ce qui a réellement de la valeur pour nous, à savoir l’environnement, les communautés locales, l’éducation, etc. C’est un peu comme si le directeur d’une usine de machines-outils expliquait qu’il fallait faire moins de machines-outils et s’occuper davantage d’alphabétisation. Sous prétexte que l’art est en prise avec la société, comme d’ailleurs toute activité sociale… Or il doit bien avoir quelque chose de spécifique, sinon il vaudrait mieux être fabricant de panneaux solaires pour s’occuper sérieusement du climat. C’est confondre son métier avec les préoccupations citoyennes qui doivent être prises en compte dans sa pratique, une autre forme de confusion qui se diffuse dans le monde de l’art qui semble vouloir sauver le monde à partir du mauvais endroit. Mais on voit bien ici encore que la confusion est aujourd’hui à son comble entre valeurs intemporelles et valeurs sociales, et la remarque de Frances Morris revient à dire que l’art n’est pas chose sérieuse en soi, il ne peut l’être qu’en reflétant ou en promouvant ce qui a une valeur sociale ou politique. La valeur de l’art résulte en somme de l’impulsion qu’il donne à la satisfaction des besoins exprimés par la société. C’est une théorie de l’art agent, qui est très proche de la vision d’un Maïakovski pour qui l’art devait servir à impulser une transformation de la société, et très proche plus généralement de conceptions utilitaristes des activités symboliques, issues de l’univers contemporain de la communication et de l’univers immémorial de la propagande.
- Qu’est-ce que la valeur ?
Le mot « valeur » est un mot-valise qui change de sens selon la théorie économique qui le sous-tend, mais aussi un mot qui appartient d’abord à un univers qui est à son opposé : valeur vient du latin valor, qui signifie la force, la bravoure, mais aussi la santé : si vales bene es.
On distingue ordinairement deux acceptions du mot « valeur », une distinction qui apparaît déjà chez Ricardo au début du 19ème siècle, à savoir la valeur absolue qui existerait en dehors et au-delà de tout sujet, hors du temps humain, et la valeur relative, ressortissant du monde phénoménal, et qui est toujours un rapport entre les objets ou les actes médiatisé par des sujets faisant partie d’un tissu social. Cette valeur relative ou phénoménale est une expression instantanée du rapport social sous la contrainte du réel, elle ne peut avoir d’existence en soi.
Ce mot en est venu à désigner ce qui est précieux dans trois ordres distincts que je voudrais examiner brièvement l’un après l’autre: l’ordre matériel (l’or, un appartement, une cafetière, etc), l’ordre de immatériel (le prestige, le statut social, la gloire…) et l’ordre du sacramentel, c’est-à-dire ce qui lie de manière irrévocable mais aussi ce qui fait exister (sacramentum signifie serment, et manquer à sa parole signifie en droit romain perdre sa persona, être privé de droits comme de devoir, être civilement mort).
- L’ordre matériel
On peut considérer que le matériel est mesurable à certaines conditions, et que la constitution de la valeur obéit à des lois que la théorie économique s’est efforcée d’établir. On distingue deux grands types de théories explicatives de la « valeur » : celles qui reposent sur un concept de valeur objective, c’est-à-dire constitutives de l’objet lui-même, où la source de la valeur est principalement du travail et d’autres facteurs de production incorporés au cours du temps, et les théories dites subjectives où la valeur naît de l’usage fait de l’objet, et donc de la demande. Les premières proviennent de la théorie dite classique (Ricardo, Marx…) et les secondes de la théorie néo-classique, aujourd’hui dominante (Jevons, Walras, Menger).
La théorie néo-classique répond à des questions de bon sens : un bien qui a requis beaucoup de travail mais dont personne ne veut aura un prix nul sur le marché, et réciproquement. Elle est cependant d’une utilité très faible en matière d’œuvres d’art, parce que l’objet étant unique, il n’y a aucune élasticité de la demande : on ne peut pas établir une courbe d’indifférence du type « combien de Jocondes êtes-vous prêt à échanger contre cinquante voitures », il n’existe pas d’élasticité-prix, et il n’y a donc pas de prix d’équilibre sur un marché. Contrairement à l’acquisition d’une entreprise ou d’un appartement, on ne peut pas évaluer les cash flows futurs, puisqu’ils sont nuls sauf à considérer que le prix que les gens seront prêts à payer pour voir l’œuvre pendant les siècles à venir pour voir l’œuvre représente ce cash-flow, mais alors comment l’évaluer ? On verra que les NFT sont une approche intéressante.
La théorie de la valeur-travail ne répond pas davantage à la question. Un bon Fontana requiert moins de travail qu’une mauvaise nature-morte hollandaise, et se paie davantage. Seule la valeur d’un objet artisanal peut, dans une certaine mesure, trouver une explication dans le travail accumulé. Et c’est peut-être l’un des critères qui distingue aujourd’hui l’objet artisanal – même unique – de l’objet d’art. Mais sous la Renaissance, l’art se payait le plus souvent comme un objet d’artisanat. Le peintre énumérait les pigments et les matériaux nécessaires, y ajoutait son travail et la rémunération de ses apprentis, et faisait un prix. Valeur ricardienne à l’état pur.
On sait que dans l’Antiquité des artistes comme Phidias ou Lysippe sont devenus très riches, et qu’une statue de bronze valait dans les 3000 drachmes soit le prix d’une maison. Mais on ne sait rien d’un marché de l’art dans la Grèce antique. On était plus proche d’une valeur travail, celle qui rémunère l’artisan, et couvre ses coûts.
Le surplus ne pouvait naître que sur un marché secondaire qui n’a véritablement commencé à exister qu’avec la diffusion du tableau, qui est facile à déplacer. Et le surplus que l’on constate entre la valeur travail et le prix est devenu à la fois colossal et très volatil avec la diffusion du modèle du collectionneur, et sa démocratisation relative. Que représente ce surplus ?
Une première approche peut donc consister à dire que la valeur de l’œuvre – pour ce qui dépasse sa seule valeur travail – est celle que l’individu est prêt à payer pour accéder à une forme d’au-delà, de grandeur, de matérialisation de l’esprit de l’humanité ou de l’Esprit tout court. Surtout si l’acquéreur entend conserver cette œuvre.
En collectionnant, l’acheteur – qu’il soit privé ou public – retire l’œuvre du circuit marchand. Il la soustrait au moins temporairement au désir d’autrui, à la circulation mimétique, comme d’ailleurs à la spéculation financière. Cette soustraction est aussi un ajout : l’œuvre endosse alors son vêtement de pure création, sans contrepartie. En perdant son prix elle retrouve sa valeur, comme sa légitimité d’ailleurs puisqu’elle est digne d’être collectionnée et échappe à son être-marchandise.
- L’ordre sacramentel
Le sacramentel échappe par nature à toute mesure même si on peut indemniser ou compenser financièrement la privation de ce bien. C’est le pacte Faustien : le Diable paie en argent et en plaisirs la privation d’un bien sans mesure, qui est le Salut, la vie éternelle, l’âme de Faust.
Dans cette acception, on trouve donc la rencontre entre le prix et la métaphysique, entre l’économie et la transcendance, dont l’éthique est la fille ainée puisqu’il ne peut y avoir de valeur morale qu’absolue et transcendante, supérieure aux contingences, sinon c’est une opinion, une loi, ou une coutume plus ou moins largement partagés.
La controverse de Valladolid, en 1550, tente de préciser la manière dont devaient se faire les conquêtes dans le Nouveau Monde. Charles Quint avait aboli l’esclavage en 1526 sur les territoires de l’Empire, puis proclamé leur liberté naturelle dans les Leyes Nuevas de 1542, et le pape Paul III dans la bulle Sublimus Deus avait condamné l’esclavage des Indiens.
En 1532, Francisco de Vitoria avait explicitement appliqué au Nouveau Monde les principes de saint Thomas d’Aquin de destination universelle des biens terrestres (ils sont pour tous et le droit de propriété est conditionné par le Bien Commun) et du droit de connaître la Vérité que tout homme possède sui generis, Espagnols comme Indiens. Une position qui se traduira par la bulle Sublimus Deus de 1537 du pape Paul III et la proclamation de la liberté naturelle des Indiens dans les Leyes Nuevas de 1542 sous le règne de Charles Quint. Il y a là manifestation de valeurs qui sont supérieures à l’intérêt économique des individus ou de la Couronne, et sans nuances : on ne peut pas avoir un peu d’esclaves de temps en temps si l’on admet que l’esclave est un homme doté d’une âme, c’est-à-dire d’une parcelle d’absolu, qu’on appelle aujourd’hui dignité.
La valeur est ce qui se surajoute aux parties. Elle est la démarche inverse du réductionnisme : si je réduis l’homme aux atomes de carbone et d’hydrogène qui le composent, il n’est rien. Si je le réduis à un code génétique, il n’est que le déroulé d’un programme. La valeur est toujours un surplus qui résulte non pas de la décomposition en parties, mais au contraire de ce qui devient possible en réunissant les parties, et ne le serait pas autrement. Elle se réfère nécessairement à ce qui se situe au-dessus et au-delà, puisqu’elle ne saurait exister en soi.
Dans un monde détaché de toute transcendance, cet « au-dessus » a pris deux directions principales. La première est temporelle, c’est l’histoire, parfois subrepticement chargée de téléologie avec l’idée de progrès mais surtout teintée de sacralité avec la fascination du surgissement, de la nouveauté. Le nouveau, c’est la création, c’est Prométhée, l’homme devenu Dieu. L’autre direction est cet être collectif qu’on appelle la société, avec les principes et les aspirations, par nature contingents.
Ce qui présente une valeur dans le porte-bouteilles de Duchamp n’est ni l’objet, insignifiant, ni le fait que Duchamp ait acheté en 1914 cet objet au Bazar de l’Hôtel de Ville et l’ait possédé dans son atelier. C’est le geste inaugural qu’il a fait en désignant cet objet comme le premier readymade, et en écrivant à sa sœur Suzanne : « Écoute […] prends pour toi ce porte-bouteilles, j’en fais un readymade à distance. Tu inscriras en bas et à l’intérieur du cercle du bas, en petites lettres peintes avec un pinceau à l’huile en couleur blanc d’argent, l’inscription que je vais te donner ci-après et tu signeras de la même écriture comme suit [d’après] Marcel Duchamp ». L’objet n’a été exposé que bien plus tard, l’original ayant d’ailleurs été perdu lors d’un déménagement. Huit répliques en ont été faires. Comme on le sait, le porte bouteille aujourd’hui à Beaubourg a été réalisé en 1964 par la Galerie Schwarz à Milan d’après une photographie prise par Man Ray en 1936, mais sous la direction de Marcel Duchamp. On peut dire que l’idée est matérialisée dans la lettre à Suzanne, et que c’est cette lettre et elle seule qui est l’original. La signature du premier n’était même pas de la main de Duchamp. Où est donc la valeur, et pourquoi un porte-bouteilles identique que j’achèterais au BHV, signé avec la même inscription, ne vaudrait-elle strictement rien de plus que son prix d’achat ?
On pourrait affirmer que le surplus, c’est l’idée. L’idée du readymade, cette idée étant une création qui trouve dans le porte-bouteilles non pas sa matérialisation – n’importe quel objet pourrait faire l’affaire – mais son indice. C’est encore insuffisant. Cette idée n’est intéressante qu’en ce qu’elle renvoie à toute la tradition du musée, ou plus généralement de l’institution, voire du processus, qui métamorphose l’objet industriel en œuvre d’art. Elle renvoie à la double opération qui, d’une part, prive l’objet de sa fonction première – porter des bouteilles, recevoir l’urine, rouler en vélo, etc – et simultanément lui confère une « valeur d’esprit », pour ne pas dire spirituelle. Ce n’est rien d’autre qu’un processus alchimique, qui permet de passer de la materia prima à l’or alchimique, qui est évidemment pour l’Alchimie la lumière de la connaissance, le logos, et donc l’état de perfection, d’illumination. Dans cette transmutation, l’artiste était la pierre philosophale, celui par qui la matière première se faisait Art, et donc s’élevait et donc nous élevait – vers une signification plus haute. Et si Dieu est éliminé de l’équation, ce qui est plus haut c’est le principe même de création, avec « c » minuscule, ou le « génie » si l’on préfère. Duchamp nous dit que dans la modernité, ce n’est plus seulement l’artiste qui est cette pierre philosophale, mais le système qui valide son œuvre : musée, opinion des critiques, des collectionneurs, des curateurs etc. C’est le regard que l’on fait porter à la société sur l’œuvre. En concentrant ces regards sur un objet ou un geste quelconque, le système de l’art fabrique de l’Art.
Le bicorne porté à la bataille d’Iéna et vendu l’an dernier 1,2 millions d’euros chez Sotheby’s illustre de manière assez pure cet élément de la valeur. Ce n’est pas un objet d’art. Il n’a aucune utilité pratique aujourd’hui. Il fonctionne comme une icône en ceci qu’il a été porté par Napoléon c’est-à-dire par un personnage exceptionnel, par le dernier des Césars, par un homme qui domine l’histoire de l’humanité comme l’ont fait avant lui César ou Alexandre le Grand. On voit, on touche l’invisible et l’impalpable, l’Histoire elle-même, ce mythe suprême de l’Occident comme le qualifie Raimon Panikkar. Un dieu s’est fait chapeau. Quelque chose de plus grand que l’individu est présent, visible.
Durkheim approche la question d’une manière un peu différente en considérant que le groupe social est porteur d’une vie psychique particulière, où vit ce qu’il appelle « une âme : l’ensemble des idéaux collectifs. ». Il écrit ensuite : « derrière [ces idéaux] il y a des forces réelles et agissantes : ce sont les forces collectives […]. L’idéal lui-même est une force de ce genre ». Durkheim prend acte en quelque sorte de la « descente des dieux » dans le corps collectif. Ces énergies, ces forces collectives sont la source de la valeur, et ce que traduit au moins en partie la valeur de l’art. La valeur est une puissance qui a pour origine le groupe social, et non plus une quelconque transcendance. C’est le groupe projeté dans ses idéaux, un affect commun polarisé, qui s’est fait dieu. Comme le dit André Orléan dans L’empire de la valeur, « La valeur économique de l’art a la dimension d’un jugement portant sur la puissance des individus ou des objets ». Or Durkheim souligne que la valeur renvoie à la capacité à produire du désir chez les sujets. Il ajoute que ces valeurs ont la même objectivité que des choses.
- L’ordre de l’immatériel
Il faut chercher ailleurs. Les théories de Veblen peuvent nous être ici d’un grand secours. La valeur de l’immatériel peut se déduire par comparaison (j’ai plus de like ou de pouvoir que mon voisin, ou qu’il y a un an, plus de gens veulent me connaître, etc). Veblen est le premier à avoir abordé cet aspect de la valeur de manière cohérente. Pour lui, l’objet est d’abord un trophée que l’on acquiert parce que sa possession confère de la réputation ou de l’attrait, et donc de la puissance. La rareté va bien au-delà des seuls besoins, elle s’impose comme la condition de l’existence sociale, elle est un rapport social. Elle doit donc être reconduite, même si les besoins sont satisfaits. Pour Veblen, le motif qui se trouve à l’origine de la propriété, c’est la rivalité. Les objets porteurs de prestige seront ceux que consomme ou qu’exhibe le groupe social immédiatement supérieur, ou groupe de référence. Cette idée a ses limites, parce qu’il faut aussi expliquer quel est le groupe de référence du groupe de référence ultime, ou ce qu’il est dans une société très égalitaire, disons scandinave ou du « socialisme réel ». On a vu ce phénomène à l’œuvre dans feu le système soviétique, où l’accès à certains biens, certains lieux, certains postes était la marque de l’élite, et on peut aussi en déduire l’excellence de l’éducation soviétique. Le savoir ou l’excellence sportive ou musicale étaient des facteur différenciants fondamentaux.
Dans une société égalitaire, ou prétendant l’être ou le devenir, la logique d’imitation verticale est remplacée par une logique d’imitation horizontale où chacun épie ce qui peut conférer du prestige, ce vers quoi confluent les désirs. L’objet devient autoréférentiel, sa nature n’a pas d’importance. Sa valeur ne se constitue que de la somme des désirs qui convergent vers lui, et s’évanouit dès lors que le mouvement se porte ailleurs. Les analyses de Jean-Pierre Dupuy dans l’Enfer des choses ont analysé de manière très pertinente ce phénomène.
Prenons l’exemple du Salvator Mundi, attribué à Léonard de Vinci, peint essentiellement par son restaurateur, et vendu 450M$ au « prince » ben Salman. Il va de soi que ce n’est pas sa dévotion au Christ Sauveur qui l’a amené à payer ce prix, ni sa passion pour la Renaissance italienne dont il n’a sans doute que faire s’il en connaît l’existence, ni sa connaissance érudite de l’œuvre du Vinci (il y a des gens pour ça) qui l’ont amené à cette acquisition. On peut considérer qu’il a voulu marquer sa puissance par ce record de prix historique, qu’il a voulu humilier symboliquement le monde chrétien en s’appropriant une icône, qu’il a voulu être le seul propriétaire privé d’un tableau de Vinci (il n’y a que 8 dessins dans des collections privées dans le monde, plus une Marie Madeleine très incertaine), qu’il a voulu marquer que son pays n’était pas seulement un désert avec du pétrole et des esclaves bengalais mais aussi partie prenante du « beau monde ». Peu importe si le Vinci ou supposé tel est aujourd’hui dans un coffre-fort ou dans la salle de bains de son yacht, comme on l’a rapporté. Ce qui a été acheté est tout sauf l’œuvre d’art qui avait été conçue au 16ème siècle : c’est un ensemble de biens symboliques qui ressortissent à la réputation, à la rivalité mimétique.
Un exemple intéressant est celui de la peinture murale de Caravage, qui n’est pas une fresque. Elle se trouve au plafond de la villa Aurora que ses propriétaires, les princes Ludovisi Buoncompagni, souhaitent vendre. C’est une œuvre doublement unique : l’un des rarissimes Caravage en mains privées avec le portrait de Maffeo Barberini, le Saint Jean Baptiste allongé et le Garçon pelant un fruit, et la seule peinture murale du maître. Mise récemment à prix 471 millions d’euros dont 350 pour le Caravage, elle n’a pas trouvé preneur, et la vente aux enchères se fera à un prix moindre. L’Etat italien pourrait préempter, mais n’en a pas les moyens ni financiers ni politiques. L’héritière est une Texane qui avait posé en son temps pour Playboy, et qui a peu d’intérêt pour le patrimoine italien… Il y a dans cette affaire d’intéressantes questions théoriques : que peut valoir un désir de Caravage, et que représente-t-il ? Comment mettre un prix sur un objet qui n’a aucune référence de marché, aucun analogue, ne rapporte rien, et ne peut donc être pricé au sens financier?
Au fond, il n’y a pas de bon prix. De prix pour un moment de civilisation. Cette œuvre n’a jamais eu vocation à être mise sur le marché. Elle n’a pas de prix, mais la possibilité de la mettre sur le marché contraint les parties prenantes à en trouver un. Qui ne sera jamais un prix de marché puisque jamais il n’y aura d’équivalent. Il ne pourra y avoir qu’une succession de désirs pour le même objet, de désirs mûs par des consciences historiques différentes. Un oligarque chinois ou un satrape saoudien pourra sans doute l’acquérir. Mais ce Caravage n’a de sens que dans une villa princière avec le mode de vie qui va avec. On ne peut pas les détacher sans réduire l’un et l’autre. L’œuvre deviendrait alors trophée, c’est-à-dire signe de la puissance du chasseur et souvenir de la chasse, comme l’ours taxidermisé qu’on ramène de sa chasse au Kamtchatka.
Il est très difficile de détacher ce qui est positionnel de ce qui est absolu dans la valeur de l’œuvre d’art. Le collectionneur a souvent l’impression de quêter un absolu, le musée aussi, mais ce sont en partie des illusions. Le cas de la restitution des œuvres, par exemple la frise du Parthénon à la Grèce, est un échange où la valeur ne tient aucun rôle : qui peut dire ce qu’elles valent ? Une partie serait rémunérée en fierté, l’autre en réduction de sa culpabilité. C’est un échange pénitentiel.
- L’art comme réceptacle de valeur
Sans doute faut-il accepter l’idée que les œuvres d’art, dont il est impossible de donner une définition objective, sont des objets réceptacles, réceptacles de valeurs partagées par tout ou partie de la société comme par exemple la foi, le génie, la grandeur, la gloire, la beauté bien sûr qui n’est que le reflet au second degré de l’harmonie divine ou cosmique, la puissance sociale à travers leur possession, mais aussi, dans la civilisation du doute et de la déconstruction qui est la nôtre en Europe, des substituts de valeur sacramentelle que sont les identités d’une part, et de cette forme dégradée de la caritas qu’est l’indifférenciation.
Emile Durkheim en faisait déjà une analyse assez puissante, qu’il a appliquée au fait religieux mais qu’il aurait pu étendre à l’art. Il se demande comment des choses si dissemblables que des animaux ou des images peuvent représenter des valeurs, peuvent être investies de sacralité, et il observe que par-delà ces objets, ces dieux, existe une force suréminente que les Sioux appellent wakan, les Mélanésiens mana, on pourrait dire les Chrétiens Amour, qui constitue le fondement du religieux. Elle produit un affect commun. Il la nomme « autorité morale ». Elle a son équivalent dans l’ordre social hors de la sphère religieuse stricto sensu, mais en rapport avec celle-ci, si l’on pense par exemple au drapeau pour lequel le soldat est prêt à donner sa vie, et qui est l’emblème de la collectivité et de son histoire. Or, pour que cet affect commun puisse perdurer, il doit être objectivé dans un objet matériel, visible, qui le révèle à la conscience des individus. Il se fixe sur un ou plusieurs objets qui deviennent sacrés. Peu importe lequel. On pourrait appliquer ce même principe aux interdits, qui ne sont que l’envers de la sacralité, son objectivation en creux. L’art objective donc, de ce point de vue, des affects, des valeurs collectives qui, naturellement, peuvent varier avec le temps.
L’obsession contemporaine pour les victimes et la souffrance – en tout cas la souffrance de certaines catégories de population – auraient été incompréhensible dans l’art qui précède le XXème siècle, il n’y en a d’ailleurs que très peu d’exemples. Le tragique n’est jamais un apitoiement, il en est l’exact inverse. Dans l’art occidental, le dolorisme ne concerne, et encore pendant une assez courte période seulement, que la souffrance du Christ sur la croix ou de Marie après la crucifixion, et encore comme un moyen d’identification, et donc de Salut, certainement pas en soi. Cependant, de par sa survalorisation de l’Histoire, notre civilisation a longtemps investi l’objet d’art – indépendamment des valeurs conjoncturelles qu’il reflète – d’une charge particulière que l’on pourrait nommer contemplation du génie humain hypostasié dans le temps historique. On sait que pour Hegel l’Histoire est le processus d’auto-réalisation de la Raison. Depuis au moins les Lumières, qui ont érigé la Raison, ou l’idée de progrès qui en est la progéniture, en divinité de substitution, sorte de narcissisme de l’être humain confondu avec les fins dernières, l’Histoire a été ce miroir, sinon le champ de déploiement de la Raison. Les choses changent, et il semble bien que l’Histoire soit devenue insupportable à l’art contemporain qui s’approprie les formes du passé comme autrefois les hordes barbares prélevaient les colonnes des temples romains pour bâtir leurs masures. C’est le processus que l’on appelle « réappropriation » et qui, avec le mot « réinvestir », ne manque pas d’apparaître dans chaque article écrit par un critique ou un curateur. Lorsqu’on n’a rien à dire, les mots peuvent encore servir de bouée.
- Comment la valeur se traduit-elle en prix sur le marché ?
- Marché primaire et marché secondaire
Il convient de remarquer que la prise en compte du phénomène de valeur en art ne peut pas être dissociée de la distinction entre un marché primaire et un marché secondaire, qui est propre à un très petit nombre de marchés, principalement le marché financier, celui de l’art, celui de certains biens de luxe comme les bijoux, et celui de l’immobilier. Les autres biens et services soit n’ont pas de marché de revente ; c’est évidemment le cas des services et des biens de consommation, tandis que les biens durables ont un marché de l’occasion, en ce sens qu’ils sont objet d’obsolescence. Or ce sont deux marchés où le prix se forme de manière différente. On peut certainement considérer que, jusqu’à l’ère moderne, disons jusqu’au XIXème siècle, le prix de l’œuvre obéissait au schéma classique : son prix reflétait le coût des intrants et la valeur travail, chaque maître étant rémunéré selon son talent et sa réputation. Sur le marché secondaire, par contre, ces considérations n’ont plus aucune pertinence. Seul compte le désir, et ce qui le motive. Contrairement au marché secondaire sur les marchés financiers, où le sentiment de marché qui est une vue de l’avenir – une anticipation – mêlée à des mesures tangibles, telles que le rendement du capital sur des actifs de risque similaire, le marché de l’art repose sur des cotes qui sont par nature assez mal taillées… La référence est alors le passé, mélange de réputation de l’artiste, de position de l’œuvre dans l’histoire de l’art, et de prix observé, qui quantifie un désir relatif, et l’opinion présente émise par les critiques et marchands de tous poils qui traduisent de manière plus ou moins intéressée l’état d’adéquation de l’œuvre avec le goût, les idées, les intuitions, les obsessions de la société au moment où la vente se fait.
A l’époque contemporaine, le marché primaire de l’art s’est pour ainsi dire fondu avec le marché secondaire, et le coût du travail et des matériaux n’a plus guère de sens. L’œuvre contemporaine est débarrassée du rapport à l’objet concret autant que de la valeur travail, même dans les cas relativement rares où elle requiert une expertise pointue.
- Taux d’escompte et prix de l’intemporel
Le prix fait entrer l’œuvre, comme tout objet, dans la sphère marchande. Il établit un principe d’équivalence générale qui permet de dire que mille grille-pain Moulinex sont l’équivalent monétaire d’une berline BMW, ce qui ne signifie pas qu’ils sont directement échangeables l’un contre l’autre mais qu’une même somme donne accès à l’un comme à l’autre. Ou à un dessin de Giacometti, par exemple. Le prix met en équivalence des marchandises de tous ordres, il est un égalisateur symbolique. Il fait entrer l’art dans le système marchand qui repose sur le principe fondamental de la circulation généralisée des biens, et sur les deux institutions qui rendent celle-ci possible, qui sont la propriété privée et la monnaie. La circulation des biens est un corollaire de la valeur attachée au temps, ou le taux d’actualisation social, si l’on préfère. Pour l’Eglise ou la famille princière qui commanditait des œuvres, leur possession se plaçait dans le principe dans une perspective éternelle, ou du moins multi-générationnelle. Nul n’aurait songé acheter pour revendre, approche bourgeoise s’il en est, où ce qui est transmis est la fortune, et non pas des valeurs, des positions, des représentations. Le taux d’actualisation financier implicite y était donc sinon nul, du moins très faible. La valeur durait. C’est pourquoi on bâtissait les gradins des stades en marbre et non pas en bois.
On a eu la même discussion avec le taux d’actualisation à utiliser pour les investissements destinés à nous prémunir du changement climatique, long débat lié au rapport Stern de 2006. Si les dommages causés par le changement climatique dans cinquante ans sont escomptés à 5%, ils ne représentent pas grand-chose en monnaie courante, et donc le coût de leur évitement peut être prohibitif. C’est d’ailleurs la raison théologique pour laquelle l’Eglise était mal à l’aise avec le prêt à intérêt, qui implique que l’avenir vaut moins que le présent. On peut encore étendre la notion de prix à la valeur de la vie. Question d’actualité avec le Covid. Tous les états contemporains ont calculé une valeur de la vie pour pouvoir décider des indemnisations aux victimes mais aussi, par exemple, des choix d’investissement.
Au 17eme siècle, William Petty a tenté de calculer une valeur de la vie pour mesurer le produit national britannique, sur la base du revenu moyen du travail pendant vingt ans. Cette approche a changé radicalement avec un article de 1968 du futur prix Nobel Thomas Schelling, qui suggère que ce n’est pas la valeur de la vie du point de vue des tiers qui compte, et donc principalement le revenu non perçu, mais la valeur pour celui qui est concerné, et pourrait mourir. Ce qui est alors mesurable est le coût de prolongement de la vie, d’une vie statistique. Ce coût pouvant être approché par ce que les personnes sont prêtes à payer pour réduire le risque. On a élaboré à partir de cette notion la Valeur d’une Vie Statistique (VSL en anglais), ajustée par un calcul de type « année de vie pondérée par la qualité » (QALY). La Commission Européenne recommande de situer la VSL entre 1 et 2 millions d’euros. Au Royaume Uni c’est 1.6 millions de livres. C’est intéressant parce que la vie est un bien non-positionnel, dans le sens où sa valeur est indépendante de la quantité détenue par les autres, contrairement à une maison ou, justement, à une œuvre d’art.
Il y a de nombreux enjeux éthiques dans l’utilisation d’une mesure de la valeur de la vie, même si cette mesure est nécessaire pour que fonctionnent les assurances ou soient calculées les indemnités. Un absolu est rendu grandeur mesurable, il est donc rendu relatif. La même chose vaut pour la fidélité, ou la loyauté, ou l’âme de Faust : ce sont des vertus, des absolus que l’échange, contre monnaie ou marchandise permet de quantifier, et par là même transforme ipso facto en marchandise. Il existe des échanges entre absolus, qui n’ont pas besoin d’être quantifiés : le gendarme Beltrame donne sa vie pour sauver celle d’un otage, au nom de l’idée qu’il se fait de la vie en général, de sa patrie et de sa mission en tant que militaire. Les valeurs absolues ne s’échangent pas : ma vie contre la tienne, mais s’ajoutent pour ainsi dire. La vie du gendarme Beltrame est incommensurablement augmentée par son acte. Mort, il ne peut jouir de sa réputation. Il aurait d’ailleurs été déçu. La plaque du square auquel il a donné son nom porte d’ailleurs la mention « victime de son héroïsme ». On aurait aussi bien pu écrire « victime de sa niaiserie ». Cette formulation imbécile de la Mairie de Paris montre évidemment que les valeurs de ce gendarme sont insupportables aux édiles. Mais il est intéressant de noter qu’il n’y a pas eu un seul artiste pour se saisir de cet exemplum. David ou Géricault y auraient trouvé un sujet idéal. On pense à la Mort de Bara. Mais cette mort ne rentre pas dans le cadre des préoccupations et des obsessions actuelles autour du sexe, de la race, etc. Elle n’est donc pas socialement visible. Elle ne saurait avoir de valeur ni symbolique ni marchande. Elle ne peut pas circuler. On peut évidemment renverser le propos : Ni David ni Géricault ne se serait intéressé à un événement ayant trait aux identités raciales ou sexuelles qui leur auraient paru parfaitement triviales.
Un prix élevé – si l’on considère la valeur travail comme nulle, ce qu’elle est en termes relatifs – devrait signaler que l’acquéreur acquiert un bien intemporel, dont le taux d’escompte est nul ou très faible. Quelque chose qui demeurera longtemps, ou pour toujours. Une part d’éternel. Il arrache au Ciel un morceau d’invisible, qu’on peut appeler valeur, Histoire, génie, etc. Mais que se passe-t-il dans le règne de la quantité, de l’abondance ?
- Le prix de l’art dans le règne de la quantité
Nous connaissons une vingtaine d’œuvres de Vinci ; Le Caravage peint 88 tableaux dans sa vie ; Rembrandt, si prolifique, en peint 400 ; Warhol produit 9000 tableaux, plus 12000 dessins. Chaque année, plus de 6000 œuvres sont exposées à la seule foire de Bâle, on ne parle pas de Art Basel Miami. On passe à une autre dimension quantitative. Une dimension où l’art devient produit semi-industriel répondant à une attente sociale, et obéit à des règles d’échange et d’évaluation qui se rapprochent de celles des marchés des valeurs mobilières. Même les professionnels ne connaissent plus qu’une petite partie des dizaines de milliers d’artistes qui produisent chaque année de par le monde des dizaines de milliers d’œuvres. Elles émergent à la visibilité par un processus qui est sans doute en partie stochastique, et qui dépend des rencontres, des ouï-dire, des compétences relationnelles des artistes.
Le phénomène technique des NFT autorise la multiplication presque infinie des images débarrassées de toute contrainte matérielle, de toute pesanteur, et le franchissement d’une frontière grâce à ses particularités contractuelles, puisqu’il est conçu dès l’origine comme un actif négociable, c’est-à-dire représentant un droit de propriété aux caractéristiques standardisées coté sur un marché organisé ou de gré à gré. En cédant son droit à l’image sur ces titres, l’artiste pourrait aller jusqu’à vendre une option sur sa notoriété future en se réservant une part de l’upside. Rien n’interdit de construire des marchés à terme ou des options sur ce fondement. Nous y sommes presque. La question qui se pose est celle de savoir qu’est-ce qui est échangé, au juste ? Sans doute pas une image, ou accessoirement une image. De même que le producteur d’émissions de télévision vend non pas l’émission, mais le chiffre d’affaires de la publicité qu’elle permet d’attirer, le producteur d’images vend – ou peut vendre – des produits dérivés tels que des clics, des produits financiers associés, du recyclage d’argent sale, de la décoration intérieure, du temps ou de l’espace de métavers, etc.
Cette multiplication presque folle est en quête d’un principe d’ordre sans lequel nous entrerions dans un marché indifférencié de l’image, voire du pixel, qui deviendrait une commodity. L’inverse de l’art qui se définit au minimum comme une singularité. Quel principe ?
- La valeur comme jugement médiatisé
Les théories économiques de la valeur – qu’elles soient classique ou néo-classique – sont des théories dites substantielles, en ceci qu’elles prennent pour fondement de la valeur une « substance », soit le travail cristallisé comme dit Marx, soit l’utilité, qui est pour ainsi dire incorporée à l’objet. Ces théories ne voient la monnaie que comme un facilitateur de l’échange comme l’écrit Schumpeter. Or cela est manifestement inexact. Même si le travail et les matériaux requis pour rénover un appartement ont la même valeur que mille cafetières, il sera très difficile d’obtenir cette réfection en consignant mille cafetières. Indépendamment de la facilité de transaction qu’apporte la monnaie, elle représente une valeur par elle-même : le temps et les frais de transport évités pour aller échanger chaque cafetière contre un bien qui pourrait plaire à l’entrepreneur, mais aussi une valeur fondamentale d’option : avec elle je peux choisir de refaire mon appartement ou d’acheter une voiture, je peux choisir l’entrepreneur Dupont ou l’entrepreneur Durand, etc. Seul dans ses emballages, le lot de cafetières ne vaut probablement rien. Il vaut grâce à la monnaie.
Que vaut le plafond du Caravage sans médiation de la monnaie ? Il ne peut être déplacé, très peu de gens peuvent en jouir, en jouir pendant les 10 minutes d’une visite n’a rien à voir avec la jouissance que procure sa présence au quotidien, il présente même un coût d’opportunité puisqu’il gèle l’immeuble dans son état présent en plein cœur de Rome et empêche tout usage alternatif de l’immeuble. Il n’est alors qu’un pur marqueur de prestige social non-transférable.
Jean-Baptiste Say a essayé de démontrer que le prix était la mesure de la valeur, et que la valeur était la mesure de l’utilité. C’est en introduisant le concept révolutionnaire de marginalité que les économistes Jevons, Walras et Menger ont montré que la valeur se constituait à la marge, là où la dernière unité était offerte ou demandée à un moment donné. Menger écrit dans les Principes d’économie : ”La valeur n’est pas inhérente aux choses, elle ne leur appartient pas, et elle n’existe pas davantage de manière indépendante. C’est un jugement porté par les hommes sur l’importance des biens à leur disposition pour le maintien de leur vie et de leur bien-être…elle n’existe pas en dehors de la conscience des hommes ». Parfaite synthèse des théories de la valeur subjective. Ce qui semble exclure l’art comme porteur de valeur, puisqu’il n’a guère d’utilité, l’inclut assez bien lorsqu’on adjoint au mot « utilité » ceux de convoitise ou de désir. La valeur est un jugement, voilà le fait essentiel. Le marché est l’occasion de porter ce jugement, et la seule manière de le porter – hormis le vol – est l’énonciation d’un prix.
Ce prix répond à deux positionnements : que représente cette œuvre par rapport au désir des autres ? Ce qui revient à dire, comment cette œuvre me place-t-elle dans l’espace de la rivalité mimétique ? Et comment la possession de cette œuvre me procure-t-elle une jouissance par rapport à d’autres biens que l’argent peut me procurer ? Avec mes dix mille euros, est-ce que je préfère acheter cette sculpture ou passer quinze jours à Bora Bora ? Ce qui revient à dire, quel accroissement marginal de position sociale vaut quinze jours à Bora Bora ? La monnaie rend possible cette mise en équivalence par le truchement de l’art, qui devient ainsi une sorte de métamonnaie, de monnaie du champ symbolique.
Annie Lebrun écrit dans son petit essai assez outrancier intitulé Ce qui n’a pas de prix, assez typique d’une classe intellectuelle qui connaît peu le monde mais jouit des désastres qu’elle croit y déceler, que « l’art contemporain est le rituel où se recrée sans cesse le modèle symbolique de la financiarisation du monde. ». Et elle constate avec justesse, entre mille propos confus sur la domination et la financiarisation, « la transmutation de l’art en marchandise et de la marchandise en art. ». On ne peut nier un effacement des frontières depuis un bon siècle, depuis le geste de Duchamp si l’on veut, au point que le mot « art » ne veut plus rien dire d’autre que trace sans utilité pratique inscrite dans le réel, et monétisable à raison de ce que l’on peut dire d’elle. L’art se fait produit d’un jugement collectif ; peu importe ce qui en est le support, l’important est qui soutient le jugement et combien y adhèrent dans un cercle social donné.
Pour que le jugement prenne et se diffuse, il lui faut une réceptivité. L’artiste contemporain est un sismographe qui enregistre parfois un peu à l’avance des thématiques, des humeurs, des préoccupations, des goûts susceptibles de fonder un discours justificateur. Artistes et discours ne marchent pas toujours du même pas, mais valeur marchande et discours sont fortement corrélés.
Qui juge ? Les porte-voix d’un milieu social ou d’une communauté où l’on se reconnaît, ou bien dont on souhaite ou croit faire partie. L’univers du jugement est fragmenté spatialement, socialement et historiquement. Ce qu’on appelle le milieu de l’art, mais qui est différent si l’on pense au milieu qui hante les foires internationales, au milieu punk, ou au milieu des hobereaux du Périgord. Combien adhèrent ? Il faut une masse critique parce que le désir doit converger. Sans convergence, il n’y a pas de valeur marchande. La convergence est la flamme qui chauffe l’air de la montgolfière. Et lorsqu’elle cesse de chauffer, la valeur disparaît. La valeur dépend donc de la permanence du discours qui la soutient, et de la pertinence de ce discours dans des circonstances sociales et historiques particulières. Les Ottomans puis les Turcs ont détruit tout ce qui restait de Byzance, et les Chinois l’essentiel de leur patrimoine architectural.
Hors urgence climatique, toute la production liée à ce thème ne vaut sans doute pas le carton qui l’emballe. En cas de désastre, certaines de ces œuvres seront peut-être jugées prophétiques et inestimables dans cent ans. Le prix de l’art est aussi un jugement sur ce qui importera dans le futur, il est monétisation des discours et des valeurs des temps à venir. C’est le prix d’un contrat à terme sur la dynamique des jugements qui adviendront.
- Passion de l’effacement, ou l’effacement comme Passion ?
La question de l’effacement est la grande affaire de notre temps. Le crayon était source de valeur ; c’est maintenant la gomme. Effacement des valeurs absolues, des dieux dans un langage polythéiste. Effacement des distinctions entre comportements, classes, races, sexes, etc. Effacement de la distinction entre beau et laid, important ou trivial, privé et public, et bien sûr effacement des genres artistiques. Effacement des frontières et donc des singularités culturelles que l’on n’exalte plus que rituellement au moment de les détruire. Effacement de la singularité de l’humain, par rapport au reste du monde animal. Ce phénomène d’entropie culturelle, comme en thermodynamique classique, dégage de l’énergie, et cette énergie trouve l’une de ses expressions dans l’art dit contemporain, sorte de monnaie symbolique de ces multiples effacements dont la circulation objectivée en « art » est monétisable en euros sonnants et trébuchants. Ce qui circule est bien signe d’appartenance au mouvement général qui légitime la position sociale comme toute autre distinction fondée sur la réussite financière. De même que l’entreprise doit prouver qu’elle est socialement responsable, l’individu doit montrer qu’il adhère au discours de l’effacement et se conforme symboliquement à ses injonctions.
Un effacement qui s’observe par exemple entre l’art et l’industrie du luxe, où des artistes se prêtent à des séries limitées (Vuitton et Murakami en 2003) où l’artiste et Vuitton créent de la valeur financière l’un pour l’autre, la puissance commerciale de Vuitton permettant d’écouler du Murakami sous forme de produits dérivés. La valeur est ici du Veblen à l’état chimiquement pur.
On observe un autre type d’effacement avec le phénomène NFT. Des images souvent léchées, kitsch, issues de l’imaginaire fantastique (« fantasy ») de la BD et du jeu vidéo, accèdent au statut d’art, si l’on peut dire, et en empruntent les mêmes circuits de validation que sont les maisons de vente, les galeries, et bientôt les grands musées. Le continuum est donc établi entre toute forme d’image non-univoque. Ce qu’on appelle en finance la fongibilité.