Wim Delvoye, ou le baroque conceptuel ?

Bruxelles, Musées Royaux, 22 mars – 21 juillet 2019

L’exposition Wim Delvoye qui se tient actuellement aux Musées Royaux de Bruxelles concerne supposément un artiste conceptuel. Or ce dernier n’a de sens que si l’art de l’artiste se donne comme un concept dont la transcription visuelle est possible, sans être en rien nécessaire, mais à la condition que l’artiste en fournisse la clé de réalisation. En ce sens, la définition de Joseph Kossuth – Art as Idea as Idea – est incomplète, ou imprécise.

Ce ne sont guère les idées qui manquent à Wim Delvoye : ses observations du monde le conduisent à ramasser en quelque sorte en des propositions visuelles des maximes, des prophéties, des métaphores qui lui sont suggérées au fur et à mesure, sans qu’un programme ou une intention d’ensemble ne se manifestent d’emblée, et sans qu’une philosophie ne se dégage au-delà d’un certain désenchantement. Considérons quelques-unes de ces œuvres, pour tenter d’en extraire une vue d’ensemble.

On n’évitera pas ses fameux cochons tatoués, qui firent quelque scandale pour de bien mauvaises raisons. Peut-être lui reprocha-t-on le manque de consentement de l’animal, ou le ridicule où ces cochons se trouvaient mis ? Mais aux yeux de qui, alors que le cochon est connu pour mal voir ? Ou quelque souffrance imaginée, alors que tant d’humains se font tatouer sans trop y penser ? On a poussé le ridicule jusqu’à justifier cette pratique par la volonté de mettre l’accent sur l’exploitation animale.

De surcroît, le consentement du cochon est à peine moindre que celui des hommes et des femmes qui, sans être des guerriers Maoris ni des loups de mer, mais sous la pression sociale et par effet de mimesis, se font tatouer quantité d’images que la vie se chargera parfois de leur faire regretter, contrairement à nos amis les suidés. La bête sur la peau de laquelle est tatoué un portrait de Lénine ne suscitera pas de commentaires de ses congénères ; on peut également douter qu’elle jouira de la force de cette nouvelle identité. Mais on peut se demander s’il n’est pas opportun de se poser la question de l’identité animale à une époque où l’on étudie déjà sérieusement les droits des robots.  

En réalité, les cochons tatoués sont naturalisés, et ont échappé à l’abattoir grâce à l’art : l’image s’est avérée rédemptrice, et la polémique n’a fait que révéler avec malice un pan convenu et parfaitement attendu du prêt-à-penser contemporain. A l’image stéréotypée tatouée sur la peau du cochon répondent, en écho pavolvien, le slogan et les vociférations haineuses des dévots de telle ou telle cause.

Pierre Sterckx a entrepris une analyse de ce « devenir cochon », et remarque avec grande justesse que l’un des invariants de l’œuvre de Wim Delvoye est « l’interrogation de la profondeur par la surface », l’autre étant le recours à deux codes a priori incompatibles ou dont le voisinage est incongru pour faire surgir une interrogation, une proposition nouvelles. Il remarque également que, à une époque où toutes les certitudes s’effritent et tous les repères se dissipent, le corps demeure une sorte d’invariant auquel on attache une importance et des soins croissants. Cette idée est très féconde, et l’embellissement ou le marquage de la peau, de la surface, sont l’indice possible d’un évidement, autant que d’une tentative presque désespérée de signaler sa présence, d’attirer le regard, de conserver malgré tout la visibilité d’un étant, de se survivre comme image. N’oublions pas que le cochon est ici naturalisé, c’est-à-dire voué à une forme d’immortalité – comme toute momie – en tant que, ou parce que devenu image. Ce cochon-là est substitut de l’humain dans ce rôle.

On peut aussi voir dans le tatouage du cochon une réflexion sur l’interchangeabilité homme-animal : une vidéo montre l’un et l’autre, allongés côte à côte sur le ventre, en train de se faire tatouer. Qui veut faire l’ange fait la bête, nous dit Pascal, et l’homme qui prétend s’abstraire par système de ses pulsions et de sa nature se retrouve bien vite sous sa condition d’humanité.

Ont succédé aux cochons tatoués les cochons persans, si l’on ose dire, c’est-à-dire recouverts d’un tapis comme si leur peau même était une sorte de tapis persan. Il ne faut y voir aucun lien entre l’islam et le cochon, ce qui serait une provocation dénuée d’intérêt, le tapis ayant une existence largement plus ancienne que l’islam, d’au moins mille ans comme le démontre le fameux tapis Pazyryk, dit du kourgane n°5, datant du Vème siècle avant J.-C. Par contre, ces dehors chatoyants sont la négation de cette « qualité » proverbiale du cochon qu’est sa saleté. La langue fournit une homologie puisque l’on parle des soies du porc, dont on fait d’ailleurs des pinceaux. Le tapis de soie est ainsi linguistiquement la peau du porc, métamorphosée en objet précieux. Dialectique du dedans et du dehors, du signe imposé par l’artiste en recouvrement du signe métaphorique ordinaire : sale comme un porc. Le beau et le laid se rencontrent et se neutralisent l’un l’autre, comme aussi la vertu et le vice, le bien et le mal dont ils sont un emblème. Le « cochon persan » est par ailleurs figé dans une attitude qui rappelle celle du Sphynx, dressé sur ses deux pattes antérieures. Il est le gardien d’un passage où l’on imagine ces contradictions résolues.

Le jeu des oppositions, si cher à l’artiste, se déploie de manière particulièrement convaincante avec une série de bas-reliefs en marbre blanc figurant des scènes de jeux vidéo. Peu importe le jeu dont il s’agit, dans la mesure où la quasi-totalité d’entre eux consistent à abattre aussi rapidement que possible, au moyen d’armes diverses, quantité de zombies, d’« ennemis » ou de monstres, seul variant l’environnement et la qualité du dessin ; celui-ci atteint désormais un degré remarquable de sophistication et de séduction visuelle.

Le choix d’employer la technique du bas-relief est pertinent à un double titre : les événements virtuels du jeu sont ainsi exhaussés au niveau de l’histoire héroïque, de la geste au sens de la Res Gestae Divi Augusti qui glorifiait la vie de l’empereur Auguste (par incise, cette inscription demeure sur une ruine de l’ancienne Ancyre, transformée depuis en mosquée par cette passion d’araser ou de détourner ce qui n’est pas strictement le reflet de sa propre culture, à laquelle ont cédé tant d’aveugles de l’esprit au cours de l’histoire…). La « victoire » remportée par le joueur contre un algorithme est portée par le marbre au rang d’Actium ou de Pharsale. Virtuel et réel se partagent même mémoire.  En second lieu, l’événement éphémère, vain, dépourvu de tout enjeu et de toute conséquence se voit fixé dans le matériau qui dit symboliquement l’éternité, l’abolition de la finitude temporelle. Evénement exhaussé, donc, et étiré. Il y a là incontestablement une intuition forte de Wim Delvoye, qui aura perçu comme peu d’autres artistes l’héroïsation de l’insignifiant comme marque de son temps.

Il faut en venir à cette œuvre emblématique de l’artiste, la fameuse Cloaca, qui fit tant pour sa renommée. Pour la décrire d’un mot, c’est une machine à digérer. Une machine comme on en voit dans n’importe quel atelier industriel : on l’alimente avec un ou plusieurs intrants, elle fournit un produit au terme d’un processus mécanique et chimique sans intérêt particulier si ce n’est qu’il organise la visibilité de certaines étapes dont la nécessité et la nature précise sont inconnus. Les intrants sont ici des produits organiques, le produit – comme le suggère la métaphore digestive – une déjection. Voilà donc une machine qui ne sert à rien, comme c’était d’ailleurs le cas de la Rotozaza de Tinguély, si ce n’est que la Rotozaza n°1 amusait les enfants tandis que la n°2 détruisait les bouteilles et la n°3 cassait les assiettes au sein d’un grand magasin. Mais il ne s’agit guère ici de faire le millionième procès de la société de consommation. Wim Delvoye nous montre une machine remplaçant un processus biologique en lieu et place d’un corps, mais ce n’est pas un processus pris au hasard : la digestion a pour rôle de permettre l’assimilation des aliments par le corps vivant. Bien entendu, en l’absence de corps vivant, ce rôle est absurde : la machine ne fait que transformer la totalité des aliments en déjections. Le signe se prête à maintes lectures, et c’est ce qui en fait l’intérêt. Nourritures intellectuelles indigentes ou négligées que l’esprit ne mettra pas à profit ; aliments sans valeur nutritive ou organoleptique dont le corps se débarrassera mais dont le cycle suppose une activité vaine et coûteuse de la part d’une multitude d’individus ; et si l’on file la métaphore du corps social, innombrables occupations, fabrications, discussions dont le corps social se défera sans en rien obtenir.     

La Cloaca est aussi une machine à penser le déchet. La question environnementale, et du modèle de développement adopté, s’impose évidemment à l’esprit ; mais il nous est aussi demandé si nous pouvons nous tenir à l’extérieur du pouvoir de cette machine, c’est-à-dire renoncer à en être les servants, puisque sans personne pour l’alimenter – y compris dans le musée – la digestion s’interromprait. Le dégoût nous gagne parce que nous voyons, à divers stades, la formation progressive des déjections d’une couleur qu’il importe peu de décrire. Or faute de visibilité des « déjections » économiques, techniques, comportementales, voire idéologiques, nous admettons plus volontiers le service de la machine qui les organise.

La question que la Cloaca ne pose pas, et à laquelle elle répond moins encore, est celle de sa rationalité, ou si l’on préfère de son « pour quoi ». Car rien n’existe qui n’ait sa raison d’être, sa généalogie, fût-elle inconnaissable, ou fût-elle une erreur, un errement de la raison. La raison d’être de la Cloaca nous la connaissons, c’est la volonté de l’artiste de nous montrer un signe déjà orienté par son intention, auquel nous appliquerons nos capacités interprétatives ou sur quoi nous projetterons nos émotions. Mais la raison d’être du signifié de la machine ? Est-ce le processus même du déploiement de la technique dans l’histoire, est-ce le croisement de la technique et du désir, d’un désir détourné de ses fins par l’hybris, mais gouvernée par quel dieu ?

Wim Delvoye me semble moins convaincant dans la mise en scène d’autres oppositions, telles que celle entre la banalité de l’objet du quotidien et la magnificence de l’étui destiné à le contenir ; l’étui à mobylette par exemple. Les apparences qui trahissent la banalité intérieure, la séduction des emballages qui suscitent un désir inévitablement trompé et probablement déçu comme métaphores du système de marché sont des dénonciations trop immédiates, et pour tout dire trop banales, dont l’art lui-même serait devenu l’emballage. S’il s’agit de démasquer cet art-là, le propos est salutaire. On doutera que ce soit le message reçu par qui regarde ces pièces.

Une remarque similaire peut être faite avec les pneus sculptés de motifs orientaux. Sortes de tatouages de l’objet industriel, du plus bel effet visuel. Le pneu est rendu inutile, mais beau. C’est tout l’inverse du ready made. Dans un autre exemple, les roues sont en quelque sorte entrelacées dans une sculpture qui nie pareillement le principe, l’essence de la roue. Nous avons bien opposition de deux codes ou de deux ordres de l’esprit qui se trouvent en conflit, l’un (la « beauté ») empêchant l’autre (la « technique » ou l’ « utilité »), l’inverse n’étant pas vrai. Quelle flamme naît-elle de ce conflit ? On obtient au premier niveau de lecture une sorte d’allégorie du type « la Beauté terrassant la Technique », ou « L’Art terrassant la Machine Aveugle de l’Economie », ou toute variante qui plaira. Ou un slogan de style maoïste : « Les objets de nos usines sont comme les mille fleurs de nos champs ». S’il s’agit d’entraver par l’art le déploiement aveugle de la technique dans le monde, il y a matière à réflexion. Nous nous arrêterons sur cette idée.

Un dernier mot peut-être sur ce qu’il faut bien appeler les objets métaphysiques de Wim Delvoye, et je veux parler tant de la cathédrale tordue que des crucifix torsadés et des « vitraux radiographie », pour ne prendre que ces trois exemples. Il est manifeste que ce sont là des objets précieux, des sortes de joyaux pareils à ceux que l’on voit exposés dans les « trésors » des cathédrales.

Le paradoxe s’y révèle à nouveau, puisque la croix torse ou recourbée sur elle-même n’est plus la Croix, dans le sens où celle-ci est le lieu, au croisement des dimensions horizontales et verticales, où par la mort du Christ est restauré l’ordre du monde, elle est l’axis mundi de maintes traditions. On pourra invoquer de manière parfaitement spéculative l’idée – par ailleurs intéressante – d’une croix-anneau, une croix-alliance, l’Alliance du Nouveau Testament ; jamais elle ne fut représentée ainsi, car on ne peut courber la Croix sans la nier. Cette image est donc celle d’un Dieu devenu ornement, un Dieu dont on sait l’histoire mais que l’on ne voit pas. La magnifique cathédrale tordue, véritable objet d’orfèvrerie, fait naturellement penser à une châsse, mais une châsse ajourée et sans reliques, en quête d’âme et de raison. Est-ce torsion de douleur, ou déformation de l’objet jeté, tombé-là, comme accidenté ?

Une autre pièce soude un ensemble de crucifix pour former la double hélice de l’ADN. On y décèle le principe de l’Etre, le Logos, au cœur de la vie ; et voilà en effet longtemps que la théologie la plus orthodoxe a réuni la raison agissante au Logos, qui s’identifie à la vie comme Jean l’Evangéliste l’a proclamé (Jean, 14 :6). On a peine à dire si cette image est trop explicite, trop allégorique…

Les vitraux posent un problème de renversement plus délicat, dans le sens où, symboliquement, le vitrail est rencontre de Dieu – la Lumière même – avec le Monde, qui absorbe cette lumière et resplendit comme un joyau éclairé ; le Moyen Age pensait en effet que la couleur émanait des objets eux-mêmes, images de la splendeur de la Création. Le vitrail est porte de la lumière divine, et spectacle du Bien qui s’y donne ainsi à voir. Or, les vitraux de Wim Delvoye nous montrent des portions de squelette, des vers ou des entrailles on ne sait, comme s’ils étaient des planches de rayons X nous révélant l’intérieur physique des corps et non l’éclat de la Création. En d’autres termes, comme si la lumière n’avait plus rien à révéler d’un Beau immanent, et n’éclairait plus que viscères et ossements, les matériaux de la vie mais non la Vie elle-même. Voici que l’œuvre emprunte le vocabulaire du grand art religieux pour en nier l’objet : le vitrail s’abolit en verre coloré.

Cette rapide visite de l’exposition de Bruxelles serait très incomplète si l’on n’insistait pas avec force sur la remarquable qualité d’exécution qui caractérise l’ensemble du travail de Wim Delvoye, travail où aucun détail ne souffre la médiocrité de façon ni ne trahit de hâte ou de chemins de traverse. Il partage avec quelques autres artistes majeurs de ce temps – que l’on songe à Kapoor ou à Koons, dans un registre tout autre – cette tension vers l’objet parfait. On peut y voir en premier lieu une éthique de l’engagement, loin de la simple transmission d’un message plus ou moins codé, et cette éthique rend acceptables, ou tout au moins audibles, les propos de l’artiste. Le bien fait est en soi une tension délibérée vers un « bien » posé a priori, puisqu’il ne résulte d’aucune nécessité technique ; on ne peut cependant exclure une volonté de séduction, qui nous apparaît comme un contrepoint efficace à la violence de certaines propositions, et comme un instrument de captation du regard et de la réflexion. L’artiste sait maintenir le délicat équilibre qui se noue entre cette stratégie plus ou moins explicite qui rapproche, et l’éthique qui pose une distance.

Pour en revenir au propos qui ouvrait cette promenade, il est cependant difficile de voir en Wim Delvoye un pur conceptuel, puisqu’à notre sens l’art conceptuel doit se tenir légèrement en-deçà de l’objet. Après tout, une Vierge à l’Enfant ou un carré de Malévitch expriment aussi un concept. Or Wim Delvoye ne nous livre pas un concept accompagné de son manuel de mise en visibilité, mais des objets infiniment aboutis et qui presque toujours opèrent par le moyen d’un choc. Il se livre ainsi à une véritable rhétorique de l’objet, des objets que l’on n’oserait qualifier de bavards tant le terme serait impertinent, mais certes des objets dont on conçoit qu’ils désirent parler, et qu’ils exigent en retour une attention. Non certes parler d’une doctrine que l’artiste voudrait nous persuader, mais en dévoilant une série d’aspects de ce monde auxquels nous savons qu’il est inévitable de nous confronter, et en forçant cette confrontation, comme on forcerait une discussion pénible mais confusément attendue. Cette rhétorique très construite, où s’entremêlent des codes, des lignes musicales en état de dissonance, donne le sentiment d’un vêtement baroque sur un corps conceptuel. Wim Delvoye, ou la baroquisation du conceptuel ?

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