Quelles formes d’églises au 20ème siècle ? La réponse de P.Pinsard et H.Vollmar

Pierre Pinsard + Hugo Vollmar – Architectures d’églises, 1958 – 1981, Editions onTau

Préface de Claude Massu

Éditions onTau : 51 rue de Seine 75006 Paris (editions@ontau.fr)

Disponible en librairie : diffusion/distribution : AVM

ISBN : 978-2-490105-24-3 – 40€

Crédits photos pour celles extraites du livre : Hugo Vollmar, Laurent Pinsard, Pascal Lemaître.

On se doit de signaler la parution en septembre 2021 d’un livre rare et à l’esthétique particulièrement soignée sur un thème qu’il faut qualifier d’abandonné plus que de négligé, celui des architectures d’églises au 20ème siècle. L’initiative des éditions onTau concerne plus précisément le travail collaboratif de Pierre Pinsard et Hugo Vollmar, à qui l’on doit des créations aussi puissantes et peut-être déroutantes que La maison du peuple chrétien à Nantes (1965 – 1967) et l’église Saint Jean-Baptiste de La Salle à Rouen (1962 – 1968).

Cette époque, dont cinquante années à peine nous séparent, paraît aussi lointaine que l’âge gothique tant on a perdu l’habitude, en Europe, de voir construire des églises. Ce fut pourtant, du point de vue de ce qu’il faut bien appeler la civilisation chrétienne, une époque d’une intensité considérable car marquée par un triple renouveau sur les plans de la doctrine, de l’action, et des arts dits « sacrés ». C’est à ce renouveau simultané des idées et des formes que l’on doit tant d’invention, car la liberté de l’une est nécessaire à celle de l’autre. Ce qui rend ce mouvement pertinent, et ne le réduit pas à quelque exercice de style, c’est bien son enracinement dans une tradition multiséculaire qui lui sert d’appui tout en étant enrichie et réinterprétée.

Sur le plan doctrinal, nous nous trouvons face à l’immense bouleversement que représente le deuxième Concile œcuménique du Vatican, dit Vatican II, qui s’ouvre le 11 octobre 1962 et se clôt le 8 décembre 1965, non sans avoir été préparé par la réflexion de théologiens d’une envergure exceptionnelles, tels que Yves Congar, Henri de Lubac, Hans Küng, Karl Rahner, Gustave Thils, ou Edward Schillebeeckx, pour n’en citer qu’un petit nombre.

Par la constitution Gaudium et Spes promulguée le 7 décembre 1965, Vatican II va bouleverser le rapport entre l’Eglise comme institution et le monde dit « moderne ». Abandonnant une méfiance presque systématique à l’égard de toute innovation, qui s’était enracinée dès le temps de la Réforme par une sorte de réaction de défense face à ses adversaires doctrinaux, l’Eglise catholique se tourne désormais résolument vers ses contemporains, et l’édification d’un monde temporel au service de l’homme, à laquelle les chrétiens se doivent de contribuer activement. La compatibilité entre science et foi, qui trouvera sa pleine explicitation dans la lettre encyclique Fides et Ratio de 1998, y est réaffirmée. Le mouvement amorcé par Vatican II, et le bouillonnement des réflexions qui l’ont accompagné, auront en outre un rôle majeur dans la naissance de la « théologie de la libération » qui se développe à partir du Congrès de Medellin de 1968.

Sur le plan de l’action, ce sont les années d’épanouissement des mouvements chrétiens tels que la Jeunesse Etudiante Chrétienne (JEC), qui prendra parti contre la guerre d’Algérie, ou la Jeunesse Ouvrière Chrétienne (JOC), qui jouera un rôle essentiel au début des années 1960 dans la naissance du syndicalisme réformiste français.

Sur le plan artistique enfin, les années d’après-guerre sont d’une très grande fécondité. On abandonne l’imitation de formes anciennes, qu’il s’agisse du néo-classique du début du 19ème siècle, du néo-gothique (1840 – 1870) influencé par Viollet-le-Duc, ou du néo-médiéval plus ou moins éclectique des années 1860 – 1910, mais on se garde aussi des étranges syncrétismes de l’entre-deux-guerres, où l’on sent que l’architecte ou ses commanditaires hésitent bien souvent à assumer la libération des formes que les avant-gardes ont déjà mis en acte dans les autres arts.

Les églises Saint Vaast de Moreuil et Saint Pierre de Roye, pour ne prendre que ces deux exemples, tentent d’échapper au pastiche par l’utilisation novatrice de matériaux nouveaux, et notamment du béton. Cependant la structure, la conception de l’édifice ne changent guère : il s’agit de façades et de clochers « classiques » utilisant les potentialités du béton. Cet aspect est particulièrement évident en l’église Saint Pierre qui est une reconstruction partielle de l’ancien bâtiment. Saint Vaast, dont la façade fut construite de 1929 à 1931 sur les plans de Charles Duval et Emmanuel Gonse, possède un clocher dont les abat-sons en béton armé sont flanqués de motifs nids-d’abeilles, ainsi qu’un porche d’entrée surmonté d’une frise en béton armé : c’est le matériau qui entre en scène, mais il ne guide pas encore la forme, ou à peine.  

Dans son ouvrage L’art sacré entre les deux guerres : aspects de la Première Reconstruction en Picardie, (2009), J.-Ch. Cappronnier considère que seuls 15% des 800 églises détruites pendant les combats de la Première Guerre Mondiale en Picardie ont fait l’objet d’un traitement architectural ambitieux lors de leur reconstruction. Parmi ceux-ci, peu d’édifices furent reconstruits à l’identique, ou proches de l’identique. Le constat pourrait être étendu à l’ensemble du patrimoine religieux détruit. On pourra attribuer la permanence des formes et des matériaux traditionnels au désir conscient ou inconscient sinon d’effacer la guerre, tout au moins d’en compenser symboliquement la violence destructrice par une permanence de l’image d’ensemble du bâtiment, un besoin de familiarité avec le bâti, dont une certaine « modernisation » viendrait tout de même souligner le renouveau, la puissance vitale retrouvée. Les églises de la Reconstruction sont d’infinies variations sur un thème néo-roman, moins souvent néo-gothique, où la brique de four, la pierre de taille, et les moellons de meulière enduits au plâtre sont parfois associés à des ornements ou à des structures portantes en béton.

Il n’aura été possible d’échapper à ces contraintes formelles qu’en de rares occasions ; l’un des meilleurs exemples est probablement l’église de Notre Dame du Raincy, construite en 1922 – 1923 par les architectes Auguste et Gustave Perret. Première église entièrement construite en béton armé en France, cet édifice-halle à plan basilical et à clocher-porche reprend certes une structure d’ensemble de type gothique, mais innove considérablement par son recours à des éléments modulaires, son voûtement en voiles minces, l’étonnante finesse des colonnes, les parois entièrement ajourées. Peut-être ces audaces ont-elles été rendues possibles par le fait que Notre Dame du Raincy était une église nouvelle, et non pas issue d’une reconstruction. Même la période fasciste italienne, dont l’architecture a souvent su renouveler avec élégance un vocabulaire architectural traditionnel, n’a guère proposé d’édifices religieux d’une audace comparable : la Santissima Annunziata de Sabaudia, par Gino Cancellotti, n’est remarquable que par la mosaïque de façade de Ferruccio Ferrazzi.

fallu les désastres, les monstruosités, les abîmes d’inhumanité de la Seconde Guerre Mondiale, mais aussi que soient assimilées les leçons des avant-gardes du début du siècle – on pense au manifeste que fut le fameux Pavillon de l’Esprit Nouveau de Le Corbusier à l’exposition des arts décoratifs de 1925 – pour que cette architecture religieuse timide et consolatrice de l’entre-deux-guerres soit jetée par-dessus bord, et que soient repensée une architecture sacrée pour le temps présent.

Ce n’est pas un hasard si la chapelle Notre-Dame-du-Haut à Ronchamp (1950 – 1955), cette œuvre essentielle de Le Corbusier, a tant frappé Hugo Vollmar et tant contribué à sa vocation ; ce n’est pas un hasard si c’est la lecture de Vers une architecture de Le Corbusier qui ouvrira au graphiste qu’était à l’origine Pinsard les chemins de l’architecture. Reconstruite en 1913 après un incendie dû à la foudre, la chapelle – sans intérêt architectural – qui servait de poste d’émission radio aux Allemands sera bombardée en 1944. La Commission diocésaine d’art sacré, réunie par l’archevêque Dubourg pour étudier les reconstructions dans la région, prend des positions particulièrement éclairées. Elle persuadera Le Corbusier de prendre en charge ce chantier ; la chapelle sera inaugurée le 25 juin 1955. Les murs concaves au sud et à l’est, qui semblent accueillir le monde environnant, les tours-chapelles latérales, le mur Est qui constitue simultanément un espace liturgique extérieur et le chevet de l’espace liturgique intérieur, l’espace intérieur qui s’ouvre progressivement vers le chœur par écartement de la voûte et des parois, la coque de béton dont Le Corbusier dit avoir eu l’idée en trouvant une carapace de crabe sur la plage, le jeu de la lumière qui éclaire alternativement les chapelles latérales… tout en fait un ouvrage d’une extraordinaire nouveauté de conception, autant que d’une grande difficulté de réalisation.

La fécondité de cette période en matière d’architecture religieuse ne se limite pas à la France, bien que les destructions de la guerre aient constitué une malheureuse mais puissante incitation : on citera la construction de la nouvelle église de St John’s Abbey à Collegeville (Minnesota) par Marcel Breuer, architecte et designer hongrois formé au Bauhaus, l’église de l’abbaye de St Mary and St Louis (Missouri) par Gyo Obata avec le concours de Pier Luigi Nervi (1962), la North Christian Church (Indiana) de Saarinen (1964), ou encore la cathédrale Sainte Marie à Tokyo de Kenzo Tange (1964), sans oublier la célébrissime cathédrale de Brasilia par Niemeyer, commencée en 1959, ni le cas étrange de l’église de la cité idéale du stalinisme, Nowa Huta près de Cracovie, où le projet de Wojciech Pietrzyk à plan central fut réalisé en 1977. Tel est le contexte où se déploie l’activité des deux architectes dont ce livre nous rappelle l’importance.

Pierre Pinsard (1906 – 1988) et Hugo Vollmar (né en 1936 à Zürich) forment un « binôme » artistique peu commun. Le premier a commencé sa carrière comme décorateur pour se vouer à l’architecture à partir de 1929, et ouvrir sa propre agence après la guerre ; le second, formé comme « dessinateur en bâtiments » et s’étant spécialisé dans les lieux de culte, rejoindra Pierre Pinsard en 1958 pour devenir son chef d’atelier dès 1960, puis le diriger seul de 1976 à 1981 avant de rejoindre une autre agence en 1982. Les deux hommes agissaient de concert, et leur œuvre architecturale appartient à l’un autant qu’à l’autre.

Proche d’artistes majeurs de son temps comme Fernand Léger et Piet Mondrian, étranger voire hostile à la tradition académique des Beaux-Arts, Pierre Pinsard est d’emblée un artiste de rupture, contemporain à son époque. Entré en stage en 1929 chez l’architecte André Lurçat, il travaille sur l’école de Villejuif, la villa Hefferlin à Ville d’Avray, ou encore le sanatorium de Durtol, mais se voit aussi confier la réalisation de travaux d’ameublement et d’architecture intérieure pour une clientèle intellectuelle, aux goûts non conformistes. Il n’est pas indifférent qu’il ait commencé sa carrière par le graphisme et l’illustration : il n’est ni un architecte-ingénieur, ni un architecte de l’effet, mais un architecte de la ligne, de l’équilibre visuel, de la concision des traits.

Sous l’impulsion de son ami Jacques Delors, qui deviendra père Marie-Albéric à la Trappe de Bricquebec et lui apportera en 1936 sa première commande d’architecture religieuse, Pierre Pinsard se spécialisera dans l’architecture religieuse, devenant un acteur majeur du renouveau de l’art sacré d’après-guerre. Il réalisera plus d’une vingtaine d’églises, deux couvents et plusieurs chapelles privées. Son parti pris esthétique sera marqué dès l’origine par le dépouillement, la rigueur, la netteté des angles.

Claude Massu, qui signe le beau texte de la préface du livre dont nous faisons ici une recension, nous fait remarquer que l’architecture de Hugo Vollmar fait davantage penser à celle de Louis Kahn – et notamment à la First Unitarian Church de Rochester commandée en 1959 – qu’à celle de Le Corbusier. On peut accepter cette remarque en regardant la chapelle du séminaire Don Bosco à Maretz (1962 – 1965) ou encore l’église Saint Roch de Cambrai. Il faut cependant garder à l’esprit que l’« église » unitarienne de Rochester n’en est pas une, car l’unitarianisme n’est pas une religion, et pas même une croyance. Il n’ambitionne que d’« éveiller aux dons de la vie et servir des besoins plus élevés que nous-mêmes ». Or on ne peut dissocier une architecture ni de sa fonction, ni de ce à quoi elle fait signe, faute de quoi un gymnase pourrait aussi bien servir de salle du trône que de chapelle ou d’opéra : une polyvalence possible par défaut, par paresse ou par ignorance, mais non par intention architecturale. Rochester n’est fondamentalement qu’une salle de réunion.

Ce qui amène à se poser la question, que Claude Massu pose en effet, et que les deux architectes se posèrent en leur temps, de ce qu’est une église au XXème siècle (la question serait plus aiguë encore au XXIème…). Pierre Pinsard répondait d’une façon très pertinente: « Je ne crois pas en un style architectural religieux. Il y a l’architecture d’un temps donné et son expression religieuse ». Il n’y a pas en effet de style religieux, car le religieux n’est pas par essence gothique, ou roman, ou associé à un plan basilical ou en croix latine. Mais il y a nécessairement une expression religieuse – ou plus généralement sacrée – de l’architecture à toutes les époques, du néolithique à nos jours.    

Si nous en revenons à Ronchamp, nous devons convenir que Le Corbusier, qui jugeait pourtant l’Eglise une institution dépassée, a su réaliser l’un des chefs d’œuvre de l’architecture sacrée de son siècle, aidé en cela par la grandeur du paysage, précisément parce que le croyant – et parfois l’incroyant – parviennent à y ressentir la transcendance, un désir plus ou moins conscient d’élévation, l’immersion dans un univers ressenti comme créé. Il a failli recommencer l’exercice pour l’église de Beverara à Bologne, puisqu’une commande et une esquisse datée de 1963 sont attestées, mais n’en a sans doute pas eu le temps, étant mort en août 1965.

Car enfin, qu’est-ce qu’une église ? Rien dans les textes fondateurs du christianisme ne saurait évidemment répondre à cette question, si ce n’est à partir d’une théologie, c’est-à-dire d’une construction doctrinale précédant et informant l’architecture. On associe souvent l’église au clocher, mais celui-ci n’est qu’un ajout relativement tardif : il ne date vraisemblablement que du VIIIème siècle, lorsque les progrès de la fonderie ont permis de réaliser des cloches d’une dimension suffisante, d’au moins trente ou quarante centimètres, remplaçant grelots et simandres. Le clocher a ensuite permis d’assurer une scansion du temps, moyen d’associer – comme sur une invisible partition – les rythmes de la vie sociale et ceux de la vie liturgique, et symboliquement les rythmes terrestres et célestes. L’essentiel est évidemment ailleurs. En réalité, le christianisme est fortement caractérisé par l’assemblée. On peut se référer à Matthieu 18:20 : « Car là où deux ou trois sont assemblés en mon nom, je suis au milieu d’eux ». Lieu d’assemblée autour du Christ, l’église est a priori sans forme particulière, ce qui ne signifie pas que sa forme concrète ne dit rien de ce qu’est l’Eglise au sens théologique, c’est-à-dire une communauté messianique qui est « le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain », pour reprendre le texte de la constitution dogmatique Lumen Gentium promulgué par Paul VI le 21 novembre 1964. Union, unité, mais aussi renouvellement, y sont de maîtres mots.

Or, le Concile Vatican II s’est précisément attaché (entre autres sujets) à favoriser la participation active des fidèles, à briser ce qui sépare l’institution ecclésiale de ceux qu’elle est sensée servir, à rendre la liturgie plus accessible, et à souligner l’aspect social de l’existence humaine. Les conséquences formelles de cette injonction peuvent se résumer en trois mots : ouverture de l’espace aux fidèles, en minimisant les séparations physiques et symboliques, simplicité retrouvée de l’institution ecclésiale et de ses expressions, afin de la replacer au milieu et non pas au-dessus de la société, tout en reflétant les valeurs évangéliques de pauvreté, d’humilité et d’universalité, et enfin authenticité, c’est-à-dire refus de l’artifice et de la mise en scène. On pourrait y ajouter le souci de cohérence avec un moment de l’histoire de l’art qui rejette assez violemment l’ornement sous toutes ses formes. De ce point de vue, on pourra constater que les églises conçues par Pierre Pinsard et Hugo Vollmar remplissent pleinement ces trois conditions. A Cambrai comme à Bourg-en-Bresse ou à Oyonnax, rien ne vient cloisonner l’espace ; les colonnes de la nef font penser au Raincy, où leur finesse même les abolit.

Saint Pierre de Chanel (Bourg-en-Bresse)

Les formes simples dominent partout, carré ou rectangle pour l’essentiel, et ce que l’on pourrait appeler « forme usine » où l’espace intérieur est conçu pour laisser un maximum de place sans aucune présence physique « inutile ». Le béton nu, le gros crépi, les briques en appareil simple régulier participent de ce dépouillement, de cet esprit où tout se donne immédiatement à la vue. La Maison du Peuple Chrétien à Nantes, avec ses cloisons mobiles et sa chapelle de semaine, pousse à l’extrême cette conception et semblerait presque dépasser par sa simplicité le minimalisme savamment platonicien d’un Mies van der Rohe si l’on oubliait que ce dernier tendait à abolir les murs extérieurs, que seuls conservent Pinsard et Vollmar…

Chapelle de la Maison du Peuple Chrétien (Nantes)

Ce qui « fait » chez eux architecture, ce sont en définitive les ombres et les lignes. Ombres portées, ombres des formes en creux, ombres de toutes les sources de lumière arrêtées ou dirigées au sein des volumes intérieurs. Cette réalité est rendue patente par le choix si judicieux d’Hugo Vollmar et de son éditeur de publier toutes les photographies des bâtiments en noir et blanc. L’image paradigmatique de ce parti pris architectural est celle du « mur de larmes » de la chapelle cylindrique Saint Pie X d’Ottignies, en Belgique, qui n’est pas sans rappeler la chapelle « non confessionnelle » érigée par Saarinen au MIT en 1955.

Chapelle Saint Pie X – Ottignies (Belgique)

L’agencement de briques verticales que l’on observe derrière l’autel et derrière la Croix, dont certaines sont en ressaut, évoque en effet une coulée de larmes très stylisée, qui peut aussi bien renvoyer au Psaume 137 (Super flumina Babylonis illic sedimus et flevimus…), qui rappelle la misère de la condition humaine loin de Dieu, qu’aux souffrances du Christ sur la Croix. Or ce sont les ombres portées de ces briques en ressaut qui dénotent des larmes, et non les briques elles-mêmes.

L’église Saint Jean Porte Latine à Antony (1964 – 1967) est un excellent exemple de cette « architecture par les ombres », tant par son aspect extérieur, où de profonds évidements créent des contrastes puissants d’ombre et de lumière, que par ses volumes intérieurs où des murets et drapeaux en béton organisent un jeu complexe de rapports de masse et de contrastes lumineux. Le même principe est clairement apparent en l’église de Notre-Dame-de-la-Plaine à Oyonnax.

Saint Jean de la Porte Latine (Antony)

La paroi fendue à intervalles réguliers de Saint Pierre Chanel à Bourg-en-Bresse, où s’enchâssent les confessionnaux, semble d’une bien rude austérité ; ce dispositif, associé à un puits zénithal, tamise la lumière intérieure et crée un rythme qui instille une certaine sérénité tout en gardant le fidèle de toute distraction. On aura d’ailleurs remarqué que les églises de Pinsard et Vollmar ne comportent jamais de vitraux, mais seulement d’assez étroites ouvertures destinées à diriger la lumière naturelle depuis l’extérieur, et non pas à attirer le regard vers l’extérieur.

Saint Pierre Chanel (Bourg-en-Bresse)

On voudrait ajouter à ces considérations très liminaires que les architectes ont apporté au dessin une attention toute particulière, et leur réalisation concrète semble être le dessin lui-même : ces églises procèdent de la ligne, une ligne dont la netteté, la pureté, le refus de toute trace de bavardage visuel, contraignent le regard à se disposer à quelque forme d’essentiel. C’est là une autre manière d’évoquer le macrocosme par le microcosme : non pas au moyen des proportions, des harmonies musicales issues du Nombre, figure de l’Esprit, c’est-à-dire de la Raison même du monde, comme on a pu le faire à la Renaissance, mais au moyen de ce que l’on pourrait appeler la figure d’un être-là du mystère rendu sensible par l’être-là d’une simple forme. Le trait devient signe de toute création ; par les ombres qu’elle dessine, la lumière – cette millénaire métaphore du divin – paraît causer et accomplir toute présence. C’est en quelque sorte l’élimination ma non troppo de tout superflu qui finit par laisser entrevoir ce qui ne l’est pas, une élimination qui sait où arrêter le dépouillement puisque le trop peu de la forme deviendrait muet : une simple salle de réunion.

Cette présence qui demeure et s’impose au regard est le sanctuaire, c’est-à-dire cet espace qui contient l’autel, l’ambon, le siège et la croix. Pinsard et Vollmar ont toujours particulièrement soigné ce lieu qui oriente fortement l’espace intérieur d’une église, puisqu’il est le lieu de la Parole et du sacrifice eucharistique, donc le lieu vers lequel doivent se porter en communion les regards des fidèles unis, formant ensemble église. On remarquera que les architectes ont totalement délaissé l’Histoire Sainte : ni statuaire, ni vitraux historiés, ni chemin de croix, ni représentations même très stylisées de la Création ou des principaux dogmes du catholicisme : rien qu’une assemblée face au sanctuaire, face à Dieu et à sa Parole. Une attitude que l’on qualifierait volontiers de typiquement cistercienne, puisque Saint Bernard accordait un primat théologique à la Parole et se méfiait des séductions du visible, toujours susceptibles de détourner des réalités invisibles. 

La préface ne manque pas de mettre en exergue la référence cistercienne implicite de l’architecture mais aussi de l’ouvrage, conçu lui-même – de par sa précision presque radicale, la perfection des reproductions aux nuances de gris infiniment subtiles, l’aération de la mise en page, le choix du texte en argent sur fond noir – comme une métonymie graphique de l’œuvre architecturale de Pinsard et Vollmar, métonymie qui est en soi un hommage de Hugo Vollmar au graphiste que fut Pierre Pinsard. 

Cette référence cistercienne est importante à un double titre : d’une part parce que la « grammaire » formelle du monde cistercien est en effet cohérente avec celle de Pinsard et Vollmar, rejoignant depuis un univers axiologique entièrement différent celle d’un certain modernisme, mais aussi par ce que ce rapprochement nous dit d’une présence souterraine de la tradition, et des archétypes qu’elle a explorés, au-delà même des ruptures formelles de l’histoire des arts.

Le monastère cistercien n’a ni façade historiée, ni portail à voussures, ni chapiteaux sculptés autrement que par de simples moulures : il est nu. C’est au moyen de sa disposition symbolique, de ses rythmes, de sa structure d’ensemble, qu’il doit guider l’esprit vers la contemplation, et ce chemin est comme rendu manifeste par le parcours visible de la lumière – cette métaphore centrale de Dieu mais aussi de la source de toute connaissance véritable depuis Saint Augustin jusqu’à Hugues de Saint Victor et Suger. Saint Bernard, l’inspirateur de Cîteaux, dira que ce n’est pas en changeant de place que l’on s’approche de Dieu, mais par clartés successives. Ce monastère ne rejette pas l’art, mais l’épure, n’en retenant pour l’essentiel qu’une musicalité visuelle, un sens précis des proportions – puisque d’un point de vue néo-platonicien la mathématique est l’instrument de la création divine – ainsi que des volumes issus de formes géométriques pures, reflets d’une « géométrie céleste ». L’art est initiatique, et non pas décoratif ou illustratif. Dans le cas du monastère cistercien, l’utilisation d’un seul matériau, la pierre, représente symboliquement l’union entre le corps de Dieu et celui de l’Eglise, puisque le sanctuaire, aussi modeste soit-il, est une représentation globale du cosmos ; et cette union est aussi étroite que l’est la jointure des pierres, sans aucun interstice.

C’est en 1134 que le chapitre général de l’ordre édicte les règles relatives à l’art sacré, prohibant tout élément décoratif, et c’est en 1134 que Saint Bernard commence la rédaction de ses Sermons sur le Cantique des Cantiques, le poème par excellence de l’unité et de l’unicité de la Création, de l’union entre Dieu et son Eglise, au sens spirituel et non pas institutionnel du terme. Une unité de matériaux, une unité « grammaticale », une unité de style, une isométrie des points occupés dans l’espace de l’église, une volonté de concentration sur l’essentiel, une architecture par la lumière, qui sont aussi les « marques de fabrique » des deux architectes, sans qu’il faille pousser trop loin une comparaison qui cesse rapidement de se justifier. 

On ne peut omettre de dire un mot des campaniles et clochers qui reprennent, pour la plupart, le motif très élémentaire du cube ou du parallélépipède à quatre faces, accolé à un ou plusieurs autres, chacun servant de support et d’abat-son à une cloche unique. C’est peut-être leur silhouette qui a pu laisser apercevoir des éléments de l’architecture dite « brutaliste » dans ces bâtiments, mais sans doute est-ce une exagération, sinon un contresens, dans la mesure où le brutalisme ne se résume pas à la conjugaison du béton et du dépouillement mais suppose au contraire une monumentalité, un effet de masse, une absence apparente de finition, et une forme de désinvolture utopique dont témoignent bien le Barbican Center ou la célébrissime Trellick Tower de Londres, et bien des réalisations soviétiques, assez loin de l’austère élégance des églises – souvent de dimensions modestes – de Pinsard et Vollmar.

Si l’on reprenait de manière très simpliste l’histoire de l’architecture d’églises, on pourrait sans doute distinguer un certain nombre de « formes-église » ayant une relation directe avec les préoccupations sociales et la vision du monde de quelques grandes époques : une église-théâtre de la contre-réforme ; une église « à l’antique » avec les progrès du rationalisme, qui tente une sorte de conciliation avec les Lumières ; une longue saison néo-gothique où l’église se place dans le sillage du romantisme tout en recherchant une authenticité supposément « médiévale », qui est aussi une défense contre un monde devenu trop rapide et trop changeant ; une église familière et consolatrice, et donc ressemblant à l’idée que les fidèles se font d’une église, dans les temps de l’entre-deux guerres, idée nécessairement néo-médiévale car informée par la forme impérieuse des grandes cathédrales; une église portée par les forces de communion et de spiritualité de l’après-seconde guerre mondiale, qui rejette l’artifice pour revenir à la Parole.

Il fait peu de doutes que la pauvreté d’invention de l’entre-deux guerres, où le besoin était pourtant immense, s’explique en partie par le fait que la population ne pouvait en aucun cas avoir déjà assimilé les révolutions formelles des avant-gardes, et recherchait dans l’église ces certitudes, ces consolations, ces espérances que la radicalité d’une esthétique nouvelle n’aurait pu satisfaire. Les choix de l’épiscopat étaient parfaitement rationnels dans ce contexte social. On pourrait imaginer à l’inverse que les possibilités offertes depuis la seconde moitié du 20ème siècle par les nouveaux matériaux, les nouvelles méthodes de construction, joints à la fascination pour l’effet qui caractérise notre temps, ne conduisent à des édifices visuellement spectaculaires mais spirituellement morts, comme la cathédrale de Tokyo n’est pas si loin de l’être.

 Pinsard et Vollmar se tiennent résolument entre ces deux moments, ou ces deux écueils : ils ont certes assimilé les propositions des avant-gardes, mais surtout la société les a déjà très largement assimilées à l’époque où ils bâtissent. Ils ont accueilli pleinement la volonté de l’Eglise-institution de renouer avec son temps, et de retrouver une primauté de la Parole sur l’image, de la vérité sur la séduction et l’emprise ; ils ont compris que, parmi les chrétiens, l’aspiration spirituelle avait largement supplanté l’aspiration identitaire et que le seul habitus ne suscitait plus que rejet chez les générations nées après-guerre. Sont-ils parmi les derniers architectes d’une civilisation agonisante ? Il est trop tôt pour l’affirmer. Ils sont certainement les architectes d’une « désescalade visuelle » qui affecte à des degrés divers toutes les structures de pouvoir occidentales, en accord avec un refus de ce que le théologien italien Vito Mancuso, dans son livre capital Dieu et son destin (2015), appelle Deus, la figure du Dieu autoritaire et omnipotent. En quelque sorte, l’architecture de Pinsard et Vollmar a presque anticipé sur la théologie…

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