ARCO Madrid nous a présenté pour cette édition une foire d’excellente tenue, sans cependant que l’audace formelle ou conceptuelle y tienne une grande part ; mais c’est là un point commun de la plupart des événements du « circuit » des foires d’art contemporain, à de rares exceptions près.
On y relèvera quelques propositions au gré des déambulations, sans que j’entende les qualifier de meilleures, ou des plus dignes d’intérêt.
L’artiste cubain Dagoberto Rodriguez, fondateur du collectif Los Carpinteros, propose une approche rafraîchissante d’ironie de la prégnance des idéologies « castro-marxiste » et « américaine de marché » à Cuba.
La première est parfaitement illustrée par quelques slogans issus de la logorrhée du grand Fidel : « L’injustice tremble ! ». Slogans où l’emphase le dispute à la vacuité, mais où l’accolement de mots appartenant à des ordres différents de la pensée provoque une étincelle, une brillance d’où surgit un potentiel d’identification au mythe révolutionnaire. Brillance, étincelle dont la décoration de voiture en métal chromé est une métonymie idéale : voyante, signe de puissance et de distinction, inutile mais plaisante au regard comme à l’ego du propriétaire.
La seconde s’exprime au mieux par le symbole même de l’American Way of Life, la voiture automobile. Même s’il s’agit d’une guimbarde des années 50, elle hante par sa seule présence l’imaginaire, elle réveille la pulsion utilitariste voire de consommation ostentatoire tapie au fond du plus implacable des révolutionnaires.
En réunissant le slogan et le logo, et en mettant au jour avec beaucoup de discrétion leur interchangeabilité, Dagoberto Rodriguez nous offre un travail qui échappe à la pathétique naïveté des dénonciations habituelles de l’art à visée politique. Il convient de le saluer.
Pour rester dans le contexte de l’art cubain, on mentionnera le travail d’Alicia Framis, et en particulier son « Vêtement pour se protéger de l’absurde ». Ce vêtement, fait de pièces d’aluminium et de plastique issus d’ustensiles de cuisine, recouvre un mannequin féminin allongé – presque recroquevillé – sur le sol ; seuls sont visibles les pieds, et les jambes dans la version photographique. La didascalie mentionne « un vêtement revendicatif contre la violence à Cuba où il n’y a pas de lois pour protéger les femmes dans leurs maisons », on suppose contre les violences domestiques des hommes.
L’idée du vêtement “para-absurde” est plus féconde, car bien des violences participent de l’absurde. Voilà bien des lois aussi nécessaires qu’improbables qui nous protégeraient de l’absurde…y compris de l’absurdité de bien des lois. Cette cotte de mailles en matériaux de récupération signifie avec bonheur tout autant l’archaïsme de la relation génératrice de violence que la dimension picrocholine du combat et le caractère discrètement épique logé au cœur de l’intime et du quotidien. En même temps, de ces pieds, de ces jambes dénudées émane une évidente sensualité : ils ne sont pas d’abord ceux de la ménagère dans sa cuisine, mais de la femme éveillant le désir. Par le léger dévoilement qu’elle organise, l’armure grotesque érotise ce corps à peine deviné. On perçoit là non seulement l’indice d’une violence sexuelle advenue ou possible, mais aussi l’absurde dans le contraste que l’œuvre établit entre d’une part ce pied désirable et ce corps qui l’est sans doute autant, et d’autre part cette couverture de ferraille, sans grâce et sans fonction apparente, qui l’ensevelit. La grâce ensevelie par la violence d’un rapport absurde, dans un lieu médiocre : bien des vies s’y reconnaîtront hélas.
Un mot peut-être d’un jeune artiste chilien, Enrique Ramirez, présenté par la galerie Michel Rein. Fils d’un facteur de voiles, issu de ce pays qui semble un infini rivage, Enrique Ramirez nous offre une singulière vidéo où l’on voit la mer se briser contre elle-même, s’abîmer dans un étrange tourbillon dont les causes, pour n’être pas immédiatement perceptibles à l’œil, paraissent un mystère surgi du fond des eaux. Un monstre marin près d’émerger, une porte des abysses… ou peut-être un engloutissement à peine survenu. Rien de favorable en tout cas, seule une menace est suggérée par l’image, tout ensemble inquiétante et innocente. Mais l’esprit y recompose aussi de grandes circulations cosmiques, des accidents immenses et lointains, des déchirements inouïs de l’univers : tel un jardin sec du Japon, où le rocher est tout ensemble grain, rocher et montagne, où toutes les échelles se superposent et se confondent afin que l’esprit passe plus naturellement du sensible à l’infiniment petit ou à l’infiniment grand, nous avons ici un voyage immobile entre les dimensions de la pensée, un océan des espaces dans l’océan marin.
Ces sensations sont obtenues en filmant depuis un drone stationnaire à haute altitude les mouvements de l’eau aux abords d’un haut-fond. Mais l’artiste parvient avec succès à masquer le procédé, ce qui assure et maintient le mystère de l’image.
On ne résiste pas à la tentation de mentionner cette basse continue de l’art actuel et des conversations de ville qu’il reflète immanquablement, soit la thématique de la décadence ou de l’effondrement de la civilisation occidentale. Elle est ici illustrée par une grande pièce où, pour le dire simplement, un grand pan de mur blanc repose sur, et pour ainsi dire écrase, un immense tas de livres en désordre, jetés-là, dont on présume qu’ils représentent les siècles d’une haute civilisation à l’agonie. Le tout entouré par des reproductions de graphismes de propagande de la première guerre mondiale, ce grand moment de démolition insensée du monde européen. On ne sait si l’artiste se réfère aux dangers que ferait surgir la supposée résurgence des nationalismes contemporains, auquel cas il se tromperait de lieu géographique mais le message aurait le mérite d’une limpidité qui rapproche d’ailleurs souvent l’art politique contemporain de la réclame, ou s’il fait allusion à des mouvements plus profonds qui sont sans nul doute à l’œuvre, mais que ce travail brouille par la référence à une guerre qui a obéi à des ressorts très différents de ceux qui sont aujourd’hui en mouvement. L’inculture d’un grand nombre d’artistes quant aux choses de l’histoire et de la politique, ou leur web-culture à cet endroit, ôte hélas bien souvent de la pertinence à des travaux qui ne seraient pas loin d’en avoir.
Dans une veine qu’on a presque envie de qualifier de « gilet jaune », on voit ailleurs une pièce en céramique ou en résine consistant en une pile de livres surmontés par une sorte de « casseur » au visage masqué ; par coïncidence (ou pas), on aperçoit derrière le « A » de l’anarchie qui appartient à une autre pièce. Deux lectures possibles : mille ans de culture trouvent leur triomphe dans la destruction de l’ordre établi et la libération de l’homme de toutes ses contraintes (peut-être faut-il y voir une subtile allusion au moment de la « mise à l’épreuve de la loi par le blasphème du savoir » dans le conflit entre la loi et l’impératif intérieur que Hegel met à jour dans la Phénoménologie ), ou bien une allégorie au triomphe définitif de la sottise.
Plus intéressant, mais à mon sens inaccomplie par excès, est la vidéo de Julian Rosenfeldt qui organise une sorte de ballet entre deux bandes de mafieux ou de malfrats quelconques sur le quai d’un port, mettant en scène le moment où l’une des bandes va remettre une valise à l’autre, on suppose le paiement d’une livraison de drogue. L’image est pure, le propos clair, la succession des plans rapprochés, d’ensemble, en plongée et contre-plongée habile. Parce que l’on dépasse la limite des mouvements, des allers-retours, des menaces réciproques qui sont objectivement nécessaires à la sécurité de la transaction, transparaît une forme de liturgie du mal. Une messe dont la raison d’être ne peut consister qu’en la convocation de puissances tutélaires, puissances qui éviteront le massacre réciproque et total qui paraît inéluctable au spectateur. Le mal, incarné dans la figure de ces méchants (tous des hommes, cela va sans dire), se garantit lui-même par un appel au mystère, à quelque dieu ou démon que la danse convoque. On regrettera simplement que cette chorégraphie pèche par une certaine outrance, qui tend à en amoindrir l’effet par un effet de caricature.