Nous souhaitons à la fois rendre hommage à l’excellente galerie Marfa de Beyrouth, qui a été détruite lors de l’explosion de 2020, et se remet courageusement à l’œuvre, et faire mieux connaître une importante artiste du Moyen Orient que cette galerie représente, Tamara Al-Samerraei.
Le Liban nous importe à plus d’un titre, mis à part le plaisir que nous trouvons – ou avons pu trouver – à fréquenter ce petit morceau d’Orient, francophone et cosmopolite, lieu indispensable de l’histoire de la Méditerranée. Il nous importe parce que c’est le seul endroit de la planète où ont pu cohabiter pacifiquement, et autrement que par la sujétion politique et militaire de l’une à l’autre, quoique pendant une très courte période, les civilisations chrétienne et musulmane ; la réussite exemplaire de la diaspora libanaise partout dans le monde suffit à montrer la qualité de l’éducation et la haute culture que ce pays véritablement lumineux a su alors donner à ses élites.
La fugacité de ce qui avait pu passer pour une harmonieuse cohabitation dit ce qu’elle avait de fragile autant que de précieux, avant de succomber aux ambitions et aux idéologies des puissances régionales. Le projet anachronique et donc stupide d’une Grande Syrie porté un temps par Hafez-al-Assad, les conséquences calamiteuses de l’installation de l’OLP au sud-Liban après Septembre Noir et les multiples débordements du conflit israëlo-palestinien qui s’en suivirent, les occupations successives du territoire libanais par la Syrie, Israël, et désormais l’Iran par milices interposées, l’étouffement du pays par des millions de réfugiés, la corruption endémique qui est fidèle compagne des mauvais compromis, ont eu raison de tout cela ; l’explosion de 2020 est le symptôme autant que la métaphore de cet effondrement, elle fait songer en miroir à l’explosion imaginée du Zabriskie point d’Antonioni, qui signe symboliquement la destruction des vanités de la culture américaine, tandis que nous assistons à l’explosion réelle de valeurs qui furent au moins espérées en commun, sinon vécues.
Et puisqu’on ne remonte pas un édifice avec ceux qui l’ont dynamité, l’avenir n’est guère encourageant. « C’est seulement quand nous pouvons habiter que nous pouvons bâtir », écrivait Heidegger (in Essais et Conférences, Gallimard, 1986) ; la question se pose parfois au sens propre, et non seulement ontologique. La destruction de cet équilibre de civilisation dit aussi ce qu’il avait de menaçant, et pour tout dire d’insupportable, à toutes les formes contemporaines du hanbalisme, source inépuisable de violence, et dont les effets ne cessent de se déployer au Moyen Orient et bien au-delà, en Europe comme en Afrique. Pour l’Europe, la libanisation n’est pas, hélas, la plus incertaine des destinées…
Tamara Al Samerraei est née au Koweit en 1977. Elle a étudié les beaux-arts à la Lebanese-American University de Beyrouth, puis participé à bon nombre d’expositions collectives ou personnelles tant à Beyrouth qu’à l’étranger, notamment à l’Institut du Monde Arabe à Paris et à la White Box à Munich ; plus récemment (2020) à Paris, à la galerie In-situ.
L’art de Tamara Al Samerraei donne le sentiment de formes tantôt évanescentes, comme si leur quasi-transparence les laissaient près de disparaître, tantôt « fondantes », les couleurs gouttant et coulant sous l’effet d’on ne sait quel dérèglement qui menacerait leur persistance.
Voici des rochers imposants qui perdent peu à peu leur substance et, sans doute, ne seront bientôt plus, menacés par des ciels grisâtres qui ne disent rien qui vaille. Des plantes osant à peine exister dans une pièce inhabitée…
Parfois, ce sont des lieux vides, comme abandonnés, qui semblent dire la fin de quelque chose ; des lits déserts, où une histoire a fini, ou bien n’a jamais commencé. Parfois encore des corps de jeunes femmes allongés sur un lit, dans une solitude méditative ou désespérée, ou peut-être même de repos dans la torpeur d’un jour d’été, on ne le saura pas ; car toujours les visages se dérobent au regard, qu’ils soient couverts d’un oreiller, ou bien simples taches de peinture ne laissant apercevoir aucune expression.
Une totale immobilité règne partout, dans un univers qui semble attendre sa propre fin. C’est l’antithèse même de la narration, et pourtant quelque chose flotte d’un avant. Les plantes ont été disposées ainsi, le lit a été occupé, la jeune femme a vécu quelque chose avant de s’étendre, des pieds – qui sont probablement ceux d’un cadavre – signalent un drame, quelqu’un a nagé dans cette piscine. Avant, la montagne ne coulait pas ainsi, comme si elle s’était mise à pleurer.





De ce qui est un style, on ne veut pas nécessairement faire une métaphore. Mais il est difficile de résister à la tentation de voir dans cette atmosphère comme un effacement, dans ces coulures de l’acrylique le sang qui goutte d’un monde qui meurt. On ne parvient pas non plus à s’interdire de voir quelque chose de la liquidité de la peinture d’un Marc Desgrandschamps.
Par sa matière, sa transparence, ses plans empruntés au cinéma, celle-ci nous fait pénétrer dans un univers de réminiscences et d’onirisme; univers de « non-lieux » comme l’artiste les qualifie. Le recours à des cadrages typiquement cinématographiques nous place d’emblée en-dehors et en deçà du monde qu’explore l’image, comme si nous observions le rêve d’un autre. Si la « présence absente » du sujet chez Desgrandschamps nous parle de ce changement mille fois décrit du rapport au réel que connaît notre époque, de l’indétermination qui désormais caractérise toute image et bientôt peut-être tout vécu, la peinture de Tamara Al Samerraei pourrait nous parler quant à elle d’un réel qui ne parvient pas à poindre, comme on le dirait du soleil, ou peut-être mis en déroute dans un monde où il demeure voilé derrière un sur-réel de violence et de fureur qui pour ainsi dire le recouvre et l’étouffe.